Un nouveau blog - Les débats de l'immatériel - créé dans la foulée de la publication de La force de l'immatériel de Laurent Habib, entend promouvoir la notion d'économie de l'immatériel.
A l'occasion du lancement du blog, j'ai répondu à une courte interview dans laquelle je mets en avant dimension servicielle du capitalisme contemporain.
Faut-il opposer services et industries ? A l’ère du capitalisme immatériel, Philippe Moati dégage les mutations de fond qui transforment l’économie et montre comment la logique de service traverse désormais tous les secteurs d’activité et inaugure de nouveaux modes de création de valeur.
Qu’entend-on par économie de l’immatériel ?
Philippe Moati – Les économistes qui se réclament d’une vision historique du capitalisme considèrent que nous sommes entrés dans un nouveau régime de croissance, un nouvel âge du capitalisme, souvent qualifié – en creux – de « post fordien ». De mon côté, je préfère utiliser l’expression de « capitalisme immatériel ». Cette expression fait référence aux fondements de la création de la valeur dans le capitalisme contemporain : la connaissance ainsi que la posture servicielle. La connaissance en tant que moteur de l’innovation. La posture servicielle entendue comme l’aptitude à rendre service aux clients, avec la dématérialisation de l’objet de la relation marchande qui tend à passer de la transaction sur des produits à la fourniture d’effets utiles (fonctionnels ou symboliques) et l’apport de solutions. Dans cette économie, la compétitivité des entreprises, dépend moins de leur taille et de la productivité dans l’usage des facteurs de production que dans leur capacité à créer et à exploiter des actifs immatériels tels que les compétences, la réputation, la confiance et les marques.
Cela sonne-t-il la fin de l’industrie ?
PM – Non. Il ne s’agit pas d’opposer industrie et services comme on risque de le faire en faisant de la ré-industrialisation de la France un enjeu de la campagne présidentielle. Je crains que derrière ce débat, il y ait la nostalgie de l’industrie d’hier, d’une économie rassurante parce que tangible.
La distinction industrie/service est devenue problématique. Ce qui marque notre époque est l’avance de la logique servicielle dans tous les secteurs. Il faut se rendre à l’évidence, aujourd’hui une entreprise travaillant dans le BtoB peut difficilement arriver chez un client avec son catalogue de produits dans lequel elle aurait à faire son choix. Elle doit nouer avec lui une relation lui permettant de comprendre comment elle peut mettre ses compétences à son service, et construire avec lui des éléments de solutions à des problèmes qu’ils rencontrent.
Le changement touche jusqu’à la définition du périmètre de l’entreprise, de son « métier » ou de sa mission. Dans le modèle fordien, l’entreprise se définissait par rapport à un produit, une branche d’activité. Dans l’économie de l’immatériel, elle se définit par rapport à des compétences qui la mettent en mesure de gagner la course à l’innovation et qu’elle pourra valoriser sur des marchés différents. Elle peut aussi se définir par rapport à la nature des besoins de clientèle auxquels elle entend répondre (la mobilité pour les constructeurs automobile) ce qui l’amène à élargir son offre à l’ensemble des biens et services complémentaires dans l’usage pour le client. Ce type de basculement est déjà à l’œuvre dans le BtoB et est en cours de diffusion dans le BtoC.
Quelles sont les conséquences dans les entreprises ?
PM – Elles sont majeures. C’est quasiment l’ensemble des dimensions de l’entreprise qui sont mises en cause. Son rapport aux clients, on l’a vu, passe du « transactionnel » au « relationnel ». En interne, l’entreprise doit adopter des formes d’organisation maximisant sa capacité d’apprentissage, ce qui suppose bien entendu par des inflexions dans la gestion des ressources humaines qui doivent passer, comme le dirait Michel Volle, de la mobilisation de la main-d’œuvre à celle du cerveau-d’œuvre. L’entreprise doit être capable de fonctionner de manière beaucoup plus ouverte de manière bénéficier des ressources cognitives et des externalités que lui offre son environnement, notamment en collaborant avec d’autres entreprises, avec ses fournisseurs, avec des centres de recherche… Dans l’économie de l’immatériel, il faut savoir faire l’éponge quand dans le passé le modèle dominant était l’entreprise enfermée dans sa tour d’ivoire.
Les entreprises peuvent-elles déroger à cette stratégie servicielle ?
PM – Je ne le pense pas. La fin des monopoles, l’hyper-concurrence liée à la mondialisation (notamment en provenance des pays à bas salaires) l’intelligence collective qui se forme du côté des consommateurs grâce aux réseaux informatiques et qui tend à constituer un véritable contrepouvoir pèsent fortement sur les marges des entreprises qui demeurent dans les modèles anciens, alors que paradoxalement la financiarisation de l’économie exige une forte rentabilité des capitaux investis. Basculer vers des modèles serviciels, fondés sur la maîtrise de compétences spécifiques, permet de construire des avantages concurrentiels durables créateurs de valeur ajoutée, régénérés en permanence par la capacité d’innovation et consolidé par le capital de confiance et de différenciation dont l’entreprise dispose auprès de ses clients.
Certains, qui assimilent économie de l’immatériel et économie de la gratuité, pointent une menace…
PM – Il me semble d’abord nécessaire de souligner que dans de nombreux cas l’apparente gratuité masque un déplacement de la monétisation vers des modalités de paiement indirectes ou différées. Ensuite, il me semble intéressant et stimulant d’observer l’émergence d’une intelligence collective grâce à la mise en réseau à grande échelle qu’autorisent les technologies de l’information, et qui se matérialise par des formes inédites de créations de richesses qui échappent à la pure logique marchande et qui, quelquefois, constituent une véritable concurrence pour les entreprises « ordinaires ». Qu’il suffise de penser à Wikipédia ou à Linux. Cela introduit de la variété dans le système et cela ne peut être qu’une chance pour celui-ci. Enfin, plutôt qu’une menace sur nos modes de vie, il apparaît clairement qu’un atout majeur de l’économie de l’immatériel est sa compatibilité potentielle avec le développement durable. L’économie de l’immatériel crée de la valeur en grande partie… immatérielle : des effets utiles plutôt que des produits. Elle nous offre une perspective de découplage de la prospérité et de la quantité de biens matériels produits.