Je participerai demain matin, de 10 à 11 h, à l'émission Service Public sur France Inter, qui sera consacrée au marketing dans la distribution (l'occasion également de parler de la hausse des prix des produits alimentaires).
Mes propos seront nourris de l'étude que j'ai réalisé cet hiver avec Pierre Volle, professeur de marketing à Paris Dauphine, sur la problématique de la montée en compétence marketing des grandes entreprises de la distribution.Le rapport est en ligne depuis quelques jours sur le site du Crédoc. Vous pouvez également le télécharger ici.
Ci-dessous, la synthèse du rapport.
La grande distribution a assis son développement sur la démocratisation de l’accès à la consommation au moyen du modèle économique du discount. Le prix bas a été son principal argument commercial. Les compétences critiques associées à la mise en œuvre de ce modèle s’articulent autour de la maîtrise des coûts de distribution et de l’accélération de la vitesse de circulation du capital. Le marketing y est peu développé ; les attentes des consommateurs à l’égard du commerce sont pensées comme relevant pour l’essentiel de la recherche du prix bas. Dès lors, le marketing se confond avec la communication, et sa mission principale consiste à mettre en avant l’image prix des enseignes. La donne change dans le courant des années 1990, et les grandes entreprises de la distribution acquièrent progressivement de nouvelles compétences en matière de marketing. Elles apprennent à connaître leurs clients et, sur la base de cette connaissance, déploient de nouvelles stratégies.
Une montée en compétence tardive
L’épuisement progressif du régime de croissance extensive sur lequel s’était fondé le développement des entreprises de la grande distribution conduit ces dernières à réviser leur modèle afin, notamment, de s’adapter à l’évolution des comportements et attentes des consommateurs. L’objectif de fidélisation de la clientèle et d’accroissement du « taux de nourriture » (plus de ventes auprès de chaque client) prend progressivement le pas sur celui de conquête de nouveaux clients. L’exacerbation de la concurrence invite les distributeurs à se montrer plus attentifs aux attentes des consommateurs. Les opportunités offertes par les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) se combinent aux succès rencontrés par des distributeurs étrangers (Wal-Mart et Tesco) pour convaincre les grandes entreprises de l’intérêt d’opérer une montée en compétence en matière de marketing afin de nourrir de nouveaux positionnements stratégiques, voire d’élaborer de nouveaux modèles économiques « orientés-client ».
Le virage de cette montée en compétence est amorcé dans le courant des années 1990. Elle n’est pas un processus homogène : son intensité est variable selon les secteurs du commerce et, dans chaque secteur, d’une entreprise à l’autre ; le mouvement n’est pas linéaire et fait apparaître des phases de flux et de reflux ; enfin, les modalités de la montée en compétence sont variables selon les entreprises, révélant, outre les écarts de positionnement stratégique, le poids des facteurs organisationnels.
Le virage de cette montée en compétence est amorcé dans le courant des années 1990. Il soulève la question, à la fois théorique et empirique, des modalités privilégiées pour se doter de nouveaux savoir-faire, impliquant à la fois des dispositifs techniques complexes et des qualifications pointues. L’objet de cette recherche est d’identifier la manière dont les grandes entreprises de la distribution ont engagé cette montée en compétence.
Sur le plan théorique, la démarche empruntée s’inscrit dans le sillage des approches évolutionnistes de l’entreprise et du courant « fondé sur les ressources » dans le champ du management stratégique. Selon ces approches, le champ des stratégies possibles pour une entreprise dépend de l’état de ses compétences. Ces dernières résultent de la manière dont sont mobilisées les ressources. Réussir à forger un avantage concurrentiel durable dépend de la capacité à faire émerger des « compétences foncières », à la fois valorisables sur le marché et qui différencient l’entreprise de ses concurrents. Pour cela, ces compétences doivent faire appel à des ressources ou à des capacités (routines organisationnelles) qui soient spécifiques à l’entreprise, c’est-à-dire non librement accessibles et difficilement imitables. Ainsi, se doter de nouvelles compétences implique d’acquérir de nouvelles ressources et de mettre en place les processus organisationnels permettant de les mettre en mouvement dans la direction souhaitée. Ces nouvelles compétences ne sont porteuses d’un avantage concurrentiel que si leur constitution suppose de résoudre des problèmes cognitifs et/ou organisationnels que chaque entreprise affronte avec plus ou moins de bonheur, en fonction de son histoire, de ses compétences préalables, de sa capacité d’apprentissage, des multiples facteurs d’inertie dont elle peut être victime…
La compétence marketing dans la distribution n’est pas librement accessible. Le marketing de la distribution se distingue significativement du marketing en vigueur dans les industries de biens de consommation, mais aussi du marketing des services. En outre, la compétence marketing s’inscrit plus généralement dans une démarche « d’orientation client » qui implique l’organisation dans son ensemble. La montée en compétence ne peut donc se réduire à l’acquisition de ressources génériques sur le marché, mais suppose la formation de ressources spécifiques et une refonte organisationnelle d’ensemble.
La mise en place d’un marketing « scientifique »
La mobilisation des ressources attachées à la compétence marketing s’est opérée principalement autour de deux modalités : le recrutement de personnels qualifiés (jusqu’au poste de directeur du marketing) et la mise en place de partenariats avec des prestataires de services qui ont contribué à l’implantation de dispositifs techniques et de méthodologies et ont participé à la dynamique d’apprentissage interne conduisant à la « spécification » des ressources. La coopération avec les fournisseurs a pu nourrir cette dynamique, avec les limites que constitue la conflictualité qui caractérise traditionnellement les relations industrie-commerce en France. Dans l’ensemble (et pour ce qui est des grandes entreprises), la mobilisation des ressources à la base de la compétence marketing ne semble pas avoir constitué une difficulté majeure dans la marche des distributeurs vers la maîtrise de cette compétence. Le fait est que la plupart des grandes entreprises de distribution disposent aujourd’hui d’à peu près les mêmes dispositifs et des mêmes méthodes.
Par le traitement des données de tickets de caisse et des informations contenues sur les cartes de fidélité, les distributeurs ont appris à observer et à mieux comprendre leurs clients. Elles établissent des typologies de clients, non pas sur la base de critères posés a priori, mais à partir des comportements observés. Ainsi, la clientèle de Carrefour est-elle segmentée en sept catégories aux dénominations évocatrices : « rapide/facile » (qui représentent 23 % de la clientèle), « plaisir » (22 %), « budget » (20 %), « tradition » (20 %), « standard » (9 %), « rationnel » (6 %). A l’aide de ces outils, les enseignes apprennent à identifier les clients les plus rentables vers lesquels doivent se concentrer toutes les attentions, à cibler les promotions, à affiner les politiques tarifaires...
Les possibilités d’observation des comportements des clients sont plus considérables encore sur Internet. Un site de commerce électronique ne se contente pas d’enregistrer et de mémoriser l’historique des achats de ses clients. Il est capable de les "tracer" lors de leur navigation sur le site (identification des pages vues, du temps passé sur chaque page, des liens entre les pages…), ce qui en dit long sur leurs centres d’intérêt et leurs comportements d’achat. En modifiant la composition de l’assortiment, sa présentation, son prix… sur un court laps de temps, ou en différenciant la proposition pour des échantillons distincts de visiteurs, un site de e-commerce est capable de mesurer la réaction de la demande, d’en comprendre les déterminants et de s’appuyer sur cette connaissance acquise à bon compte pour optimiser sa politique commerciale. Et nous sommes à l’aube d’assister à l’implantation en magasin de dispositifs techniques (à base de vidéo, de puces RFID, de GPS…) qui permettrons un traçage similaire des comportements, cette fois-ci in situ. Avant, peut-être, de s’étendre un jour aux comportements hors du point de vente, lors de la consommation des produits…
Des difficultés d’ordre culturel et organisationnel
Le cœur de la compétence marketing dans la distribution semble résider moins dans les ressources que dans la capacité à impulser, à coordonner, à combiner et finalement à exploiter une diversité de dispositifs au service d’une stratégie tournée vers les clients. L’adaptation des capacités organisationnelles est donc critique. Elle se révèle comme un processus complexe et progressif.
La culture d’entreprise dans la grande distribution est marquée par le pragmatisme et la valorisation de l’expérience du terrain. Elle a souvent constitué un obstacle au passage d’un marketing intuitif à un marketing « scientifique » (i.e. outillé et opéré par des spécialistes qualifiés). De même, le processus de montée en compétence a souvent été entravé par les conflits de territoires que suscite inévitablement la création de nouvelles zones de responsabilité et d’influence.
Ces facteurs d’inertie organisationnelle semblent avoir agi puissamment au cours des premières années de la montée en puissance du marketing dans la distribution. Ils se sont relâchés depuis, principalement sous l’effet de la rotation du personnel et du renouvellement des équipes. Ils ont cependant marqué la manière dont s’est construite cette compétence. Si certaines entreprises ont fait le choix d’une compétence marketing concentrée dans une direction marketing puissante, d’autres – semble-t-il plus nombreuses – ont opté pour une fonction marketing gérée de manière plus diffuse, présente dans chaque direction, qui s’efforce de mettre en cohérence les différentes fonctions. C’est le « category management » qui incarne le mieux cette approche.
Les modalités empruntées par la montée en compétence marketing ont pour conséquence que cette compétence, souvent, est aujourd’hui mobilisée d’abord pour optimiser le back office, pour conférer de nouvelles sources d’efficacité au modèle du discount par un pilotage des flux par la demande. Ainsi, cette compétence est aujourd’hui avant tout mobilisée pour définir avec précision quels produits mettre dans chaque magasin, dans quelles quantités, à quel prix, sur quel linéaire… Mais la dissémination de la fonction marketing au sein de l’organisation est peut-être également l’opportunité, en infusant la culture du client à toutes les échelles de l’organisation, d’accélérer le processus d’orientation-client et l’abord de nouveaux modèles économiques.