L’analyse économique traditionnelle de l’entreprise considère que ses comportements sont déterminés de manière à répondre de façon optimale aux caractéristiques de l’environnement, en vue de maximiser son profit. L’entreprise doit donc s’adapter à son environnement[2]. Si elle échoue, elle s’expose à la sélection opérée par le jeu concurrentiel qui conduirait à ce que seules survivent les firmes qui se sont adaptées à leur environnement[3]. La traduction pratique de cette approche est à la base de la démarche stratégique classique. La définition de la stratégie de l’entreprise démarre par un diagnostic le plus détaillé possible de l’environnement dans ses différentes composantes (technologique, réglementaire, concurrentielle, sociétale…). Ce diagnostic doit déboucher sur l’identification d’un ensemble de menaces et d’opportunités, de facteurs clés de succès, auxquels l’entreprise devra s’adapter. Dans cette approche, la stratégie est en quelque sorte contenue dans les caractéristiques de l’environnement. Le modèle LCAG (Learned, Christensen, Andrews et Guth), développé aux États-Unis dans les années 1960 et qui figure encore en bonne place dans tous les manuels de stratégie, s’inscrit très largement dans ce sillage, de même que le modèle développé par Michaël Porter dans Choix stratégiques et concurrence[4], dans lequel il livre une méthodologie de diagnostic de l’environnement sectoriel devant aider les entreprises à définir leur positionnement stratégique.
Les développements de la théorie de l’entreprise intervenus au cours des cinquante dernières années au carrefour de l’économie et des sciences de gestion ont conduit à envisager la question de la définition de la stratégie de manière beaucoup plus complexe. Nous n’aborderons pas ici les approches fondées sur les ressources et les compétences[5] qui soulignent les contraintes découlant de ce que les ressources nécessaires à la mise en œuvre de la stratégie ne sont pas des biens librement échangeables et que leur exploitation exige des capacités organisationnelles idiosyncrasiques. La problématique de ce rapport nous invite à concentrer notre attention sur les approches théoriques de la manière dont les acteurs économiques se forgent une représentation des caractéristiques de leur environnement, et des biais cognitifs qui sont susceptibles d’intervenir dans la formation de ces représentations. Après avoir insisté sur la subjectivité des représentations de l’environnement, nous aborderons les dispositifs susceptibles de faire converger les subjectivités autour de points de référence partagés à l’échelle d’un secteur d’activité. Nous nous intéresserons alors à la manière dont la subjectivité des représentations interfère dans la trajectoire d’évolution des secteurs d’activité. Enfin, nous tenterons l’application de la grille d’analyse découlant de ce survol de la littérature académique à la dynamique du secteur du commerce de détail.
1. La subjectivité des représentations de l’environnement des entreprises
« Le stratège qui connaitrait de façon certaine l’évolution future de son environnement aurait peu de mal à concevoir une stratégie adaptée en fonction de cette évolution et des ressources de son entreprise »[6]. En réalité, la connaissance objective et complète de l’environnement et de son évolution est un leurre. Elle se heurte à l’incertitude et à la rationalité limitée des décideurs.
L’incertitude rend illusoire toute tentative de connaissance exhaustive de l’environnement. Spender [1989] la définit comme « une condition de déficience de l’information dans laquelle les données par elles-mêmes ne contiennent, ni ne déterminent la solution » (p. 176). Shubik [1954] insiste sur deux de ses dimensions. L’incomplétude renvoie au caractère incomplet des informations disponibles sur l’environnement. Elle est croissante avec la complexité de l’environnement. Réduire l’incomplétude suppose d’engager un effort de recherche d’information. Cet effort est coûteux, en argent, en temps, en mobilisation de ressources cognitives. L’application du principe marginaliste implique que l’effort de recherche d’information soit poursuivi jusqu’au point où le coût marginal de cette recherche égalise son rendement marginal escompté[7]. Passons sur la difficulté d’évaluer la portée d’une information avant d’en avoir pris connaissance (le fameux paradoxe d’Arrow) pour souligner que, sauf à considérer que le coût de recherche de l’information est très faible, la définition de la stratégie à toutes chances de s’opérer dans un contexte d’information incomplète. Et à supposer même que toute l’information utile soit intégralement disponible sans coût[8], le traitement exhaustif de cette masse d’information risquerait de buter sur la rationalité limitée du décideur, sur les limites de ses capacités de cognition. L’indétermination est la seconde dimension de l’incertitude relevée par Shubik. Elle découle de la présence dans l’environnement d’autres acteurs, ayant leurs logiques d’action propres, dont les actions et les réactions (notamment aux comportements de l’entreprise elle-même) ne peuvent être anticipées avec certitude.
Incomplétude et indétermination ne sauraient cependant suffire à décrire un environnement incertain, dans un sens qui rendrait illusoire l’approche rationnelle de la définition de la stratégie. On peut imaginer, en effet, pouvoir pallier une information incomplète ou une incertitude sur le comportement des parties prenantes par l’application de probabilités aux informations manquantes ou aux comportements possibles[9]. Cette option est cependant peu réaliste, sur le plan à la fois des capacités cognitives prêtées aux décideurs et du caractère probabilisable de l’environnement. Il revient à Knight [1921] d’avoir opéré la distinction devenue classique entre les situations de risque et d’incertitude. Il est toujours possible d’attribuer des probabilités aux différents états possibles d’une situation « risquée », à l’image de ce que font les actuaires dans les compagnies d’assurances. Ceci est impossible dans les situations « incertaines » dans la mesure où c’est l’ensemble des cas possibles qui n’est pas connu, où peuvent survenir des configurations qui n’avaient pas même été envisagées. Ainsi, appliquée à l’incomplétude de l’information, l’incertitude au sens de Knight renvoie à des situations d’ignorance pure et simple de certaines caractéristiques de l’environnement ; appliquée à l’indétermination, elle signifie que certains comportements des parties prenantes ne sont simplement pas envisagés, si bien que leur occurrence prend le décideur par « surprise »[10].
Si l’incertitude est probablement de règle pour caractériser l’environnement qui sous-tend la décision stratégique, on devine qu’elle est à son comble lorsqu’il s’agit d’anticiper l’environnement tel qu’il se présentera demain. Or, le processus stratégique s’inscrit dans le temps. Le diagnostic de l’environnement est une première étape qui doit déboucher sur la formulation d’une stratégie, puis sur sa mise en œuvre. Ce processus s’opère dans le contexte social d’une organisation, ce qui suppose à la fois le suivi de procédures permettant la coordination des collaborateurs impliqués, des jeux de pouvoir, l’expression de résistances… Le temps requis pour la mise en œuvre est d’autant plus grand qu’elle implique l’acquisition ou la création de nouvelles ressources, la mobilisation de nouvelles compétences. Compte tenu de ce délai de gestation, la planification stratégique ne doit pas s’opérer sur la base de l’état de l’environnement au moment de l’amorce du processus, mais sur une anticipation de cet état au moment de l'achèvement du processus et de la mise en œuvre effective de la stratégie.
Dans le contexte d’environnements à la fois complexes et témoignant d’une forte variabilité – comme ceux que rencontrent de plus en plus couramment les entreprises –, l’incertitude est particulièrement importante (Duncan [1972]), et l’état actuel de l’environnement est souvent un bien piètre indicateur de son état futur. La complexité des processus qui gouvernent l’évolution de l’environnement est telle que l’identification ex ante de l’ensemble des états possibles (et l’attribution à chacun d’une probabilité subjective) est illusoire. La prise de décision stratégique s’effectue alors nécessairement en situation d’incertitude. Dès lors, comme l’écrit Penrose [1963, p. 45], « ce sont les "prévisions" et non les faits objectifs qui déterminent de façon immédiate le comportement d’une entreprise ».
Cette situation d’incertitude entrave l’identification de la stratégie optimale telle qu’elle résulterait de l’application d’une rationalité substantielle[11], ou même d’une démarche qui relèverait de la seule analyse[12]. La définition de la stratégie découle alors de l’application d’une rationalité procédurale, qui fait intervenir des heuristiques plus ou moins formalisées, mais aussi le jugement, l’intuition… bref, la subjectivité des décideurs[13]. Ce sont moins les caractéristiques objectives de l’environnement qui guident les décisions stratégiques que les représentations que les managers s’en font[14]. Ces représentations sont le produit d’un processus en deux temps[15] : l’attention, qui définit les caractéristiques de l’environnement effectivement prises en compte, et l’interprétation, c'est-à-dire le sens qui est accordé aux données ayant franchi sur le seuil de l’attention[16]. Le processus de décision s’achève par la définition, sur la base des représentations ainsi construites, des actions à engager.
L’attention et l’interprétation sont des processus cognitifs. En tant que tels, ils sont fortement subjectifs. Ces processus font intervenir des « cartes mentales » (Hayek [1953]), des « cartes cognitives » (Eden [1998], Calori et al. [1994]), des « schèmes organisateurs » (Walsh [1995], Huff et Huff [2000])[17]… Dans un contexte d’information pléthorique, complexe et ambiguë, ces schémas orientent l’attention des managers, qui tendent à concentrer leur observation de l’environnement (scanning) sur un nombre limité de dimensions, privilégiées de manière plus ou moins consciente car considérées comme étant les plus pertinentes[18]. Aux données observées, le décideur « ajoute quelque chose de lui-même » (Spender [1989]) qui est de l’ordre de la croyance, du ressenti, et qui se substitue au savoir défaillant. L’interprétation de cet ensemble fait également intervenir un système de croyances, des « jugements ». Au cours de ce processus cognitif, la personnalité du décideur, son « système nerveux » (Hayek [1978]), ses capacités, ses expériences, ses motivations… jouent un rôle critique. De même, le passage de la représentation de l’environnement à l’action ne découle pas uniquement d’une analyse ; en réponse aux limites de la rationalité, il fait généralement intervenir des règles d’action activées de manière plus ou moins conscientes.
Dès lors, comme l’évoque Simon [1982, p. 290], nous ne pouvons plus prédire la décision du décideur (et donc le comportement de l’entreprise) sur la seule base des caractéristiques objectives de son environnement. Ainsi, des décideurs confrontés à un même environnement « objectif » sont susceptibles d’en construire des représentations divergentes conduisant à des décisions différentes[19]. Dans la mesure où la dynamique d’évolution d’un secteur ne découle pas simplement des changements exogènes intervenant dans l’environnement, mais également des stratégies des entreprises elles-mêmes, toute tentative d’anticipation du devenir d’un secteur d’activité doit s’efforcer de prendre en considération, non pas seulement la dynamique des conditions de base du secteur, mais aussi la manière dont se forment et évoluent les représentations que les acteurs se font de leur environnement et de ses perspectives d’évolution. Ces représentations, qui sont à la base des stratégies conduites ou appelées à être mises en œuvre dans l’avenir, contribueront à définir ce que deviendra effectivement l’environnement sectoriel.
La charge de définir une stratégie pour l’entreprise est généralement conçue comme relevant du top management[20]. La nature de la stratégie de l’entreprise, en tant que produit du processus de décision engagé par les cadres dirigeants, se trouve donc en partie influencée par leur « qualités personnelles » (Penrose [1959, p. 41]), c'est-à-dire, si l’on suit Hambrick et Mason [1984], à la fois leurs « bases cognitives » et leurs valeurs dont découlent notamment les objectifs poursuivis. L’influence de la base cognitive sur le processus de décision a été beaucoup plus étudiée que celle des valeurs. La base cognitive sur laquelle se fonde le processus de décision est construite sur l’expérience vécue par les décideurs : formation initiale, champ de spécialisation fonctionnelle, évènements rencontrés, échecs et succès vécus dans le passé… Cette expérience nourrit le jugement et offre des règles d’action.
De nombreuses études empiriques se sont attachées à déceler l’effet du profil des dirigeants sur tout ou partie du processus décisionnel. Geletkanycz et Black [2001], par exemple, recensent plusieurs travaux portant sur la manière dont la spécialité fonctionnelle des cadres dirigeants influe sur leurs représentations de l’environnement et des problématiques de l’entreprise. Elles aboutissent à des résultats mitigés : si le profil fonctionnel du dirigeant ne semble pas avoir d’effet systématique sur la manière de percevoir l’environnement, il influence significativement la manière de penser les problèmes que rencontre l’entreprise. Ces différences de perspectives sont susceptibles d’influer sur les décisions. Ainsi, Song [1982] a montré que les PDG ayant un profil de financier avaient une plus forte propension à privilégier les acquisitions comme stratégie de croissance. Gupta et Govindaraja [1984], de leur côté, ont observé que les dirigeants ayant un passé dans le domaine commercial ou marketing ont tendance à opter pour des stratégies de croissance par la conquête de parts de marchés[21]. En France, l’enquête menée par Ardenti et Vrain [2000] auprès d’un échantillon de dirigeants de PMI a conduit au constat d’une influence de la trajectoire professionnelle du dirigeant sur les choix stratégiques (principalement abordés dans cette enquête sous l’angle organisationnel) et sur le style de management. « La plupart des chefs d’entreprise reproduisent le type d’organisation et appliquent des méthodes de gestion qu’ils ont connues antérieurement »[22].
La subjectivité des représentations de l’environnement et l’ensemble des biais cognitifs qui interviennent au cours du processus de décision à l’échelle individuelle peuvent nuire à la performance de l’entreprise si cela conduit à un ensemble de décisions incohérentes entre elles[23]. Le risque est réel puisque les décideurs dans l’entreprise se distinguent les uns des autres par leur formation, leur spécialité fonctionnelle, leur trajectoire professionnelle, sans parler de considérations plus personnelles (l’âge, l’origine sociale et ethnique…) susceptibles d’intervenir dans la formation des « cartes mentales » impliquées à chacune des étapes du processus de décision. En réalité, différents mécanismes assurent généralement un minimum de convergence des représentations et des modèles d’action parmi les cadres de l’entreprise. Le premier réside dans le rôle particulier que joue le dirigeant dont le statut et le profil font qu’il est en charge de définir une « vision » dont découlent les grandes lignes de la stratégie, qu’il doit faire partager aux membres de l’équipe dirigeante et qui doit finalement s’inscrire dans la « culture d’entreprise »[24] et dans ses procédures (ses « routines » au sens de Nelson et Winter [1982]). A ce titre, c’est avant tout au dirigeant que revient la charge d’exercer son jugement face à l’incertitude. Ce faisant, il crée pour les autres membres de l’équipe dirigeante un « contexte limité de certitude »[25]. La culture d’entreprise, entendue comme un ensemble de valeurs, de normes de comportements, de représentations partagées, de modes de pensée, n’est pas seulement issue de la vision du dirigeant. Elle se nourrit également de l’histoire de l’entreprise, de ses réussites, de ses échecs, des évènements qu’elle a traversés. Les routines, en offrant à chaque collaborateur un répertoire d’actions à engager selon les circonstances, autorisent une économie de rationalité et limitent la marge de subjectivité (d’autant plus que l’on descend dans la hiérarchie et que les procédures se font plus précises). Un autre mécanisme par lequel les processus de décision individuels convergent à l’intérieur de l’entreprise réside dans le caractère social du traitement de l’information[26]. Les membres de l’entreprise ont de multiples occasions d’entrer en interaction, de manière formelle et informelle, ce qui leur donne l’opportunité de se transmettre des informations sur l’environnement, d’échanger des visions… Enfin, évoquons l’effet homogénéisant des critères de recrutement qui, bien souvent, à l’échelle des équipes dirigeantes, conduit à une certaine endogamie, ainsi que l’ensemble des dispositifs de socialisation formels ou informels (formations « maison », séminaires d’intégration, évènements de « team building », effet cafeteria ou machine à café…) qui contribuent à la diffusion de la culture d’entreprise et à l’homogénéisation des modes de pensée.
2. Homogénéité et hétérogénéité des représentations à l’intérieur des secteurs
Si un certain nombre de mécanismes sont à l’œuvre à l’intérieur de l’entreprise afin d’assurer un minimum de convergence dans les représentations et les modes de pensée et d’action, qu’en est-il entre les firmes d’un même secteur d’activité ? Tout ce qui vient d’être dit sur la subjectivité du processus de décision face à l’incertitude qui recouvre l’environnement et la rationalité limitée des décideurs incite à penser que, même si les firmes d’un même secteur sont a priori confrontées au même environnement objectif, il est très probable que leurs managers s’en fassent des représentations différentes. A la diversité des perceptions des menaces et opportunités que recèle l’environnement, des anticipations de sa dynamique d’évolution… s’ajoute l’hétérogénéité des bases de compétences (qui définissent pour chaque entreprise le champ du possible), pour conduire à des stratégies différentes, quand bien même les objectifs des dirigeants seraient identiques. L’hétérogénéité des stratégies poursuivies par les entreprises d’un même secteur est un phénomène aujourd’hui bien documenté, dont les nouvelles théories de la firme sont en mesure de rendre compte, et qui a donné lieu à la construction d’outils opérationnels, tels que la notion de groupe stratégique popularisée par Michael Porter.
Pour autant, une homogénéité plus ou moins prononcée des représentations de l’environnement et des modes de pensée parmi les entreprises d’un même secteur d’activité a été observée à de multiples reprises[1], dans le cadre de monographies[2] et au moyen d’études économétriques trans-sectorielles[3]. Spender [1989] a forgé la notion d'« industry recipes » – des recettes sectorielles – pour désigner ces « structures cognitives supra-individuelles définies au niveau sectoriel ». Plus précisément, les recettes sectorielles sont « un ensemble de croyances et d'hypothèses partagé par le top management des organisations d'un même secteur. Il contient un ensemble d'axiomes qui établissent ce que le secteur considère généralement comme les questions que le management doit traiter pour assurer la viabilité de l’entreprise. Il renvoie également à un système de signification complet grâce auquel les managers peuvent donner du sens à leurs expériences et interpréter les actions des autres » (Brownlie et Spender [1995, p. 42-43]). On reconnaîtra une notion proche de celle de « paradigme » telle que développée par Kuhn pour l’étude du développement de la connaissance scientifique, et appliquée au développement technologique par les économistes évolutionnistes[4].
Dans nos propres travaux, nous évoquions les expressions de « culture microcosmique » ou de « culture sectorielle » pour désigner non seulement les représentations partagées au sein d’un secteur, mais aussi les valeurs et les normes de comportements qui s’imposent à ses acteurs[5]. Ce type de point de vue suppose de se défaire de la vision d’un secteur comme un ensemble d’entreprises qui prennent leurs décisions de manière autonome, reliées par le seul processus concurrentiel, en faveur d’une approche institutionnaliste qui souligne le contexte social dans lequel les entreprises sont « encastrées »[6], qui lie des acteurs au-delà des seuls rapports marchands et concurrentiels, les forment en communautés régulées par des institutions formelles et informelles canalisant leurs modes de pensée et d’action. Le secteur d’appartenance constitue ainsi une structure sociale qui interfère dans les processus décisionnels individuels. Sous certaines conditions, le territoire d’implantation peut jouer un rôle similaire, notamment lorsqu’il est générateur d’une « proximité culturelle » porteuse de conventions[7]. Ainsi, les cartes mentales à partir desquelles les managers fondent leurs représentations ne sont pas le seul produit de caractéristiques personnelles ou liées à leur entreprise, mais résultent également d’apprentissages socialement situés, effectués dans un contexte d’immersion dans un collectif pourvoyeur de connaissances[8] et de normes.
S’inscrivant dans cette perspective, DiMaggio et Powell [1983] ont fourni une grille d’analyse complète des mécanismes concourant à la convergence des représentations à l’intérieur d’un secteur (qui est un cas particulier de ce qu’ils nomment isomorphisme mimétique). Ces auteurs distinguent trois mécanismes de diffusion de visions communes :
- le mécanisme coercitif. Il s’agit d’un ensemble de règles formelles qui s’imposent de manière non équivoques à l’ensemble des entreprises du secteur : lois et réglementations émises par la puissance publique, normes et règles édictées par les organisations professionnelles, accords conclus entre partenaires sociaux…
- le mécanisme mimétique. C’est ce mécanisme qui est à l’œuvre lorsque les entreprises s’efforcent d’imiter les stratégies gagnantes de leurs concurrents. Dans certains secteurs oligopolistiques, suivre le leader est un mode de coordination qui peut limiter les effets d’une concurrence destructrice. Mais le mécanisme mimétique peut également agir de manière plus indirecte, par exemple au travers des mouvements de personnel d’une entreprise à l’autre du même secteur, par l’intervention de consultants…
- le mécanisme normatif. Il agit directement sur les cartes mentales des décideurs au travers d’un processus de socialisation opéré à l’échelle du secteur. Les associations professionnelles, les institutions de formation (initiale ou continue), mais aussi bien sûr la presse professionnelle, les salons, séminaires, congrès et conférences qui rassemblent les décideurs des entreprises du secteur, favorisent les partages d’expérience, les exposent aux mêmes informations et analyses, quelquefois aux mêmes « récits » (les cas d’école, les bonnes pratiques, les grandes figures…), et peuvent jouer un rôle déterminant dans la formation d’une culture sectorielle largement partagée.
L’adoption des recettes sectorielles par les décideurs se trouve donc à la fois contrainte par le cadre institutionnel, encouragée par l’attitude stratégique, et effectuée de manière partiellement inconsciente du fait de l’immersion au sein d’un microcosme. Spender [1989] ajoute que l’adoption des recettes sectorielles est également une réponse des managers à l’incertitude, qui les conduit à rechercher dans la référence à des normes collectives des guides dans l’exercice de leur jugement. De leur côté, DiMaggio et Powell [1983], de même que Porac et al. [1989], mettent en avant que le mimétisme stratégique peut constituer un moyen pour les décideurs d’obtenir une légitimité qui leur facilite l’accès aux ressources dont l’entreprise a besoin (attraction des clients, confiance des fournisseurs et des partenaires potentiels, accès au financement, aux aides publiques, acceptation par l’opinion publique…)[9]. L’isomorphisme n’est donc pas uniquement la conséquence de dispositions moutonnières. Certaines études ont même pu montrer que les firmes qui adoptent des stratégies proches de celles de leurs concurrents (au moins jusqu’à un certain point) bénéficient de meilleures performances[10].
[1] Voir les études citées par Abrahamson et Hambrick [1997].
[2] Spender [1989] pour les secteurs de la fonderie des métaux, de la location de chariots élévateurs et pour l’industrie laitière, Moati [1989] pour le secteur des articles de sport et Moati [1992] pour celui de l’édition, Salais et Storper [1993] pour le secteur du matériel militaire…
[3] Par exemple, Sutcliffe et Huber [1998] ont réalisé une enquête auprès de 307 cadres appartenant à 58 entreprises de 19 secteurs d’activité, visant à recueillir la manière dont ils qualifient l’environnement de leur entreprise. Il ressort qu’environ 40% de la variance des perceptions individuelles sont expliqués par l’appartenance du cadre à l’entreprise et de l’entreprise au secteur. Autrement dit, les perceptions individuelles sont significativement similaires à l’intérieur des firmes mais aussi à l’intérieur des secteurs.
[4] Dosi [1982].
[5] Moati [1996].
[6] Granovetter [1985, 2000].
[7] Storper [1995], Zimmerman [2008].
[8] Les « connaissances tacites et inconscientes » de Hayek [1960], que les acteurs absorbent jour après jour par le biais des interactions sociales (voir Aréna et Festré [2002]).
[9] Pfeffer et Salancik [1978], Deephouse [1996].
[10] Voir Deephouse [1999] et les références citées dans l’article.
(à suivre)