L'émission Service Public d'Isabelle Giordano sur France Inter de mardi prochain (10 mai) posera la question de savoir si l'on peut imaginer une économie sans croissance. J'aurai le plaisir d'en débattre aux côtés d'Olivier Pastré et Assen Slim. Dans la perspective de l'émission, j'ai rédigé la note qui suit. Elle n'a pas d'autre prétention que de poser le problème. Commentaires, discussions, propositions... sont evidemment les bienvenus.
L’idéologie de la modernité a associé le progrès social à la croissance économique. Si la croissance économique se nourrit de l’avancée des connaissances et des techniques, en retour, l’accroissement des richesses matérielles est garant de l’amélioration des conditions d’existence, de l’allongement de la durée de la vie, de l’élévation du niveau d’éducation, de la diminution tendancielle du temps de travail… L’énergie contenue dans l’économie capitaliste est conçue comme un puissant levier pour l’atteinte des objectifs sociaux. C’est sans doute durant les « Trente glorieuses » que cette idée c’est le mieux incarnée. La main invisible de l’économie – certes, régulée par un Etat keynésien fort – semblait alors œuvrer pour le bien de tous. Depuis, la sacralisation de la croissance reste partagée par la droite et la gauche. La gauche y voit en particulier les conditions d’une répartition plus juste et la source des moyens de financement de l’intervention publique et de la protection sociale. Ainsi, en dépit de l’alternance politique, les gouvernements successifs en sont toujours à rechercher les moyens de relancer la croissance et, avec le contexte de persistance du chômage et de tensions sur le pouvoir d’avoir, on ne prend pas grand risque à parier que la croissance comptera parmi les thèmes majeurs de la campagne électorale à venir.
Pourtant, ce que l’on est tenté d’appeler le pacte faustien entre l’économie et la société est aujourd’hui remis en cause, sous le poids de deux facteurs qui s’expriment chaque jour plus clairement.
Le dogme de la croissance ébranlé
Le premier est la mise en doute de l’idée que la croissance de l’économie amène ipso facto l’amélioration de la situation matérielle du plus grand nombre. La crise de fordisme et la montée d’un capitalisme financiarisé qui a libéré l’économie de nombre de ses régulations antérieures, ne se sont pas seulement accompagnées d’un ralentissement de la croissance. Dans certains pays, et particulièrement en France, elles ont généré un chômage de masse persistent qui touche plus spécifiquement les salariés les moins qualifiés et les jeunes ; elles ont conduit à rogner sur des avantages sociaux durement acquis au cours des périodes précédentes ; la répartition des revenus est devenue plus inégalitaire ; la flexibilisation du marché du travail a accru la précarité et la libéralisation des marchés financiers a favorisé l’instabilité macroéconomique et la succession de crises financières de grande ampleur… Au final, la libération des forces de l’économie semble avoir consommé le divorce entre sa logique propre et l’intérêt collectif. Dans l’Eurobaromètre du printemps 2008, 82 % des Français déclaraient anticiper que leurs enfants auraient une vie moins bonne que la leur (61 % pour l’ensemble des Européens). C’est donc la croyance dans le progrès qui se trouve ébranlée, probablement parce que le développement de l’économie est aujourd’hui pour beaucoup vécu d’abord comme synonyme d’une insécurité croissante, d’approfondissement des inégalités, d’une injonction permanente à la performance sans autre projet collectif que l’amélioration de la rentabilité… La jeune « économie du bonheur » a mis en évidence au plan statistique que, passé un certain niveau, l’accroissement du revenu ne s’accompagne pas d’une élévation du niveau subjectif de bien-être des populations. Ce résultat constitue une attaque fondamentale de la pertinence de la croissance comme objectif des politiques publiques et du PIB comme indicateur privilégié de la richesse et du bien-être.
Le second facteur de remise en cause du pacte entre l’économie et la société réside, bien sûr, dans la question écologique. Il apparaît de plus en plus clairement que la formidable capacité de destruction créative du capitalisme se double d’une puissante faculté decréation destructrice qui porte atteinte à l’environnement et déstabilise ma biosphère. La prise de conscience de l’impasse à laquelle nous mène une économie capitaliste fondée sur un modèle de croissance quantitative s’est accélérée au cours de la dernière décennie, à mesure que les experts affinaient leurs diagnostics sur le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources non renouvelables, le recul de la biodiversité… L’opinion publique est aujourd’hui sensibilisée. Si les comportements individuels évoluent vers plus de responsabilité, chacun comprend que les défis à relever imposent des réponses à une autre échelle. Le pessimisme quant à notre capacité collective à y faire face dans les délais que mettent en avant les experts contribue à la crise de l’idéologie du progrès et plus généralement à la sinistrose ambiante.
La croissance se trouve donc sur le banc des accusés. Les partisans de la « croissance 0 » ou de la décroissance sont de retour. Parés d’habits verts, ils ont acquis une nouvelle légitimité et leur audience s’accroît, tout au moins si l’on en juge par l’abondance des publications et l’écho que les médias leur donne. Jusqu’à Nicolas Sarkozy, à l’origine de la commission Stiglitz qui a légitimé (par la présence de trois prix Nobel en son sein) et institutionnalisé la critique de l’assimilation de la production matérielle au bien-être. Si les conclusions des travaux de la commission sont guère originales, elles ont le mérite d’avoir appelé avec énergie à la construction de nouveaux indicateurs permettant de dépasser le sacro-saint PIB, accusé entre autre de ne prendre en compte ni les externalités négatives (notamment sur le plan environnemental), ni le sentiment subjectif de bien-être des populations.
Les partisans de la décroissance ne manquent pas d’arguments pour dénoncer les méfaits de la croissance. Le propos se fait toutefois plus vague et moins consensuel lorsqu’il s’agit d’envisager comment la dépasser, comment définir un cadre alternatif d’organisation de l’activité productive, un autre système économique. Le flou est plus épais encore quant à la manière d’opérer la transition du système actuel vers le nouvel idéal. En réalité, une question fondamentale est rarement posée : une économie sans croissance est-elle imaginable ? Si l’on s’autorise à imaginer une économie autre que capitaliste, tout devient possible. Mais alors, de quelle économie s’agit-il ? Comment opérer le passage du capitalisme à ce nouveau système dans un cadre démocratique ? Les réponses à ces questions sont généralement peu satisfaisantes, sans doute parce que, après l’échec de l’économie planifiée, nous ne disposons pas de modèles alternatifs prêts à l’emploi, ni même d’un modèle un tant soit peu élaboré sur le plan conceptuel. Eu égard à l’urgence de faire face au défi écologique, la véritable question consiste donc à savoir s’il peut exister une économie à dominante capitaliste sans croissance.
Un capitalisme sans croissance ?
A court terme, la réponse semble claire. La crise financière, en nous privant temporairement de la croissance, nous a rappelé notre dépendance à son égard. Sans un niveau minimum de croissance, c’est le chômage qui s’accroît, les comptes publics qui se dégradent, le pouvoir d’achat (qui préoccupe tant les Français) qui stagne ou qui s’érode…
A moyen terme, on voit mal, sans croissance, comme assurer le retour vers l’équilibre des finances publiques et le financement de la protection sociale ; comment faire face aux moyens croissants qu’il faudra consacrer au paiement des retraites, à la satisfaction de la demande en matière de santé, à la prise en charge de la dépendance… Sans croissance, une part croissante du revenu des actifs devra être consacrée au financement d’une protection sociale dont la qualité se trouverait menacée. Face à des prélèvements en progression, le revenu disponible pour la consommation se trouverait amputé, alors même que le retour des tensions inflationnistes sur les produits de base commence à élever le coût des dépenses contraintes, affectant d’abord le pouvoir d’achat des classes les plus défavorisées. Certes, on peut imaginer de vivre heureux en consommant moins, en reconnaissant qu’une part de nos dépenses correspond à des besoins superflus, largement suscités par le marketing de l’offre, que nous avons beaucoup à gagner à découvrir les charmes et les vertus de la « sobriété joyeuse »… Mais, outre que ce modèle de civilisation semble encore loin de séduire les masses, il fait l’impasse sur la question de fond : structurellement, une économie capitaliste peut-elle tout simplement fonctionner sans croissance ?
C’est là une question d’une redoutable complexité vis-à-vis de laquelle les économistes n’ont pas de réponse simple et consensuelle à fournir. Il semble clair que, à l’échelle microéconomique des entreprises, la combinaison de la recherche du profit (exacerbée dans le cadre du capitalisme actionnarial contemporain) et du jeu de l’ « esprit animal » qui anime les entrepreneurs est à l’origine d’une formidable source d’énergie qui pousse vers le toujours plus, le toujours plus loin. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons principales qui expliquent que les formes alternatives de gouvernance des activités économiques (entreprises publiques, économie sociale et solidaire, communautés du « libre »…) ont rarement pu s’imposer ailleurs que dans les interstices du système, ses segments les moins rentables, les plus inadaptés à l’activité marchandes. Le capitalisme se pense en mouvement, dans le changement quantitatif et qualitatif permanent. Mais peut-être que ce qui est vrai à l’échelle microéconomique ne l’est pas nécessairement au niveau macroéconomique. Peut-être est-il pensable que les entreprises, une à une, puissent se trouver dans une dynamique de croissance au sein d’une économie globalement stationnaire. A tout le moins, une telle configuration correspondrait à une situation d’extrême violence concurrentielle, la croissance pour les firmes devenant un jeu à somme nul, avec des conséquences sur l’emploi, les salaires… difficiles à imaginer. L’effet des gains de productivité réalisés par les entreprises dans ce contexte conduirait immanquablement, sans croissance macroéconomique, à l’augmentation du chômage. La conversion systématique des gains de productivité en réduction du temps de travail – qui est une option séduisante et qui s’est vérifiée dans le temps long au cours de l’histoire du capitalisme – ferait peser des risques importants sur la compétitivité internationale des entreprises et l’attractivité de la France comme lieu de localisation des activités productives. Bien évidemment, la question se poserait en termes plus optimistes si le changement de logique économique intervenait à l’échelle planétaire. Les difficultés que rencontre la communauté internationale pour réformer – à la marge – un système financier dont chacun s’accorde sur le fait qu’il n’est pas tenable indique à quel point une telle perspective est utopique.
Devant les incertitudes concernant la viabilité d’une économie capitaliste sans croissance, il convient sans doute de déplacer la question en s’interrogeant sur la possibilité d’une autre croissance, qui permettrait de réconcilier l’économie et la société, qui reviendrait à faire rentrer la bête sauvage dans sa cage, et de retrouver les moyens de canaliser sa formidable énergie dans le sens du bien commun. Ce qui est donc en jeu n’est rien moins que de promouvoir un autre modèle de croissance, dans lequel la richesse s’évalue en termes moins quantitatifs que qualitatifs. Une réflexion autour d’un nouveau modèle de croissance susceptible de réconcilier l’économie et la société doit probablement viser l’atteinte simultanée des conditions suivantes : apporter des opportunités de croissance rentable aux entreprises et, au plan macro, un volume d’activité suffisant pour approcher du plein emploi ; mieux satisfaire les besoins des populations ; économiser la consommation de ressources non renouvelables et réduire les émissions de gaz à effet de serre ; promouvoir un emploi de qualité et une répartition des revenus équitable.
Des pistes existent
Des pistes existent, qui commencent seulement à être explorées à une échelle significative, pour un découplage entre la croissance économique et de la consommation de ressources non renouvelables.
Il est bien sûr le développement des énergies nouvelles. Il y a également l’éco-conception, qui consiste à concevoir des biens et des services afin de minimiser l’empreinte environnementale de leur production, de leur consommation et de leur recyclage. Plus loin de l’organisation actuelle de l’activité productive, l’économie circulaire offre des perspectives intéressantes de couplage d’activités complémentaires, les rejets des unes devenant des ressources pour les autres. Un potentiel considérable réside probablement dans la mise en place d’une économie centrée sur la fourniture d’effets utiles aux populations plutôt que sur la production de marchandises en soi. Cela passe par l’adoption de modèles économiques d’entreprise dans lesquels la croissance et la rentabilité passe moins par la quantité de produits vendus mais par la qualité des effets utiles fournis aux clients. L’aboutissement de cette logique est l’économie de la fonctionnalité, qui consiste à substituer la vente de services à la vente de biens, à faire de la satisfactions des besoins l’objet centrale de la relation marchande en lieu et place de la cession de droits de propriété sur des produits, sur le modèle de Vélib ou d’Autolib en matière de mobilité urbaine.
Chacune de ces pistes peut être envisagée dans le cadre d’une économie capitaliste. A condition d’inciter les entreprises à les exploiter énergiquement, car on ne lâche pas si facilement des modèles éprouvés et qui, tant bien que mal, fournissent aux firmes les résultats de court terme escomptés, pour s’engager dans l’aventure incertaine de l’exploration de nouveaux modèles. A ce jour, le rythme est insuffisant. Un accompagnement institutionnel est nécessaire, qui joue simultanément sur les contraintes, les incitations, l’aménagement des règles du jeu concurrentiel. L’émission de droits environnementaux négociables sur des marchés organisés à cet effet ainsi que la fiscalité verte sont a priori des outils puissants. Il nous faut faire preuve d’imagination collective pour Inciter les entreprises à s’engager dans la voie de la qualité, trouver les voies permettant de faire dépendre leur rentabilité de comportements vertueux. Par exemple, mieux informer les consommateurs sur les performances et le coût d’usage des produits est une manière d’orienter la concurrence sur les marchés en direction de la qualité et de la durabilité. Allonger très significativement la durée de la garantie légale sur les produits de consommation est une autre voie d’intégration de la durabilité dans l’équation de rentabilité des entreprises.
Les écologistes et les partisans de la décroissance pourront rétorquer que ce type d’approches, qui tente de composer avec l’existant, sans rupture, n’est pas à la hauteur des enjeux et qu’il est condamné à se heurter aux fameux « effets rebonds » qui fait que les économies de ressources et d’émissions de gaz à effet de serre qui pourraient être ainsi réalisées, se trouveraient rapidement compensées par les conséquences de la poursuite de la croissance. Peut-être. Mais on aura au moins gagné du temps. Un temps qu’il faudra mettre à profit pour trouver des solutions innovantes, orienter le progrès techniques dans les directions prioritaires. Au cours de l’histoire, le capitalisme a manifesté une capacité d’adaptation spectaculaire, se nourrissant et se renforçant de sa critique. Notre meilleur allié dans les épreuves qui nous attendent est sans doute cette énergie contenue dans ce système. Apprenons (ou ré-apprenons) à la maîtriser pour la mettre au service du bien public plutôt que de prendre le risque de lui porter atteinte.
Philippe Moati
Blog : www.philippe-moati.com
Pour aller plus loin :
GADREY J., Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Les Petits Matins, Paris, 2010.
JACKSON T., Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010.
MOATI Ph., « Cette crise est aussi celle de la consommation », Les Temps Modernes, octobre 2009, pp. 145-169.
PRIETO M., SLIM A., Consommer moins pour vivre mieux ? Idées reçues sur la décroissance, Le Cavalier Bleu, Paris 2010.
STIGLITZ J. SEN A., FITOUSSI J.-P., Richesse des nations et bien-être des individus : performances économiques et progrès social, Odile Jacob, Paris, 2009.