Nouvelle vidéo de l'ObSoCo sur Xerfi Canal.
Cette fois, je me penche sur la difficile montée en compétence des groupes de la grande distribution en matière de marketing à mesure que s'affirme leur volonté de s'orienter client.
Les propos tenus dans cette vidéo sont issus de la recherche que Pierre Volle et moi avons conduite sur ce thème fin 2010 et qui a donné lieu la publication d'un Cahier de recherche du Crédoc que vous pouvez télécharger ici. Depuis, nous avons tiré de ce travail deux papiers de recherche qui ont été publié fin 2011 dans Management & Avenir et dans Entreprises et Histoire.
Les distributeurs doivent apprendre à répondre à une demande des consommateurs qui s’est individualisée, à établir les segmentations pertinentes, à mettre en scène la dimension symbolique et immatérielle de la consommation, à gérer leurs enseignes comme des marques, à nouer et nourrir une relation qui soit dense et durable avec les clients… tout cela implique la mobilisation de compétences en matière de marketing.
Et, paradoxalement, en la matière, les entreprises de la grande distribution partent de loin. En effet, elles ont assis leur développement sur le modèle économique du discount. Rappelons que le modèle du discount repose sur une proposition de valeur centrée sur le prix bas. Le modèle s’appuie sur l’hypothèse que, pour l’essentiel, la demande des consommateurs à l’égard du commerce se concentre sur l’accès aux produits aux meilleurs prix. Dès lors la compétitivité des enseignes repose avant tout sur la capacité à affirmer un avantage sur le terrain des prix. Ce qui est une affaire de taille critique, d’efficacité logistique, d’organisation des magasins… mais pas de marketing. De fait, pendant très longtemps, le marketing a été le parent pauvre dans les entreprises de la grande distribution, sa fonction se trouvant cantonnée à la publicité (faire savoir que l’enseigne a des prix bas), à la promotion, et à l’art de disposer les produits dans les rayons.
Face à l’épuisement progressif du modèle du discount, la grande distribution a commencé un mouvement « d’orientation client ». Elle participe ainsi à une tendance que l’on retrouve dans la plupart des secteurs et qui est une des caractéristiques fortes du capitalisme contemporain.
S’orienter client, se donner comme objectif de fidéliser sa clientèle, de maximiser le flux de valeur tiré de chaque client, tout cela suppose de mieux connaître les consommateurs, leurs comportements, leurs attentes. Les nouvelles technologies ont donné aux distributeurs pour cela des moyens d’une formidable puissance. Par la combinaison des données issues des sorties de caisse et de celles qui sont recueillies au travers des cartes de fidélité, les distributeurs ont accès à une connaissance microscopique d’une grande richesse sur leurs clients. Données qui leur permettent de prendre la mesure de l’individualisation des comportements de consommation d’aujourd’hui.
Avec pour modèle l’américain Wal-Mart ou l’anglais Tesco, la plupart des grands groupes de distribution se sont dotés à partir du milieu des années 1990 de puissants systèmes d’informations. Il a fallu également se doter de nouvelles qualifications pour exploiter ces bases de données et tirer de leur traitement statistique des pistes d’actions commerciales pertinentes. Les distributeurs ont mobilisé des prestataires et ont recruté des techniciens spécialisés. Et pour autant, peu aujourd’hui peuvent se prévaloir d’une véritable compétence marketing leur permettant de fonder un avantage concurrentiel durable. Pourquoi ?
Parce que la mobilisation d’une nouvelle compétence d’entreprise ne saurait se réduire à l’achat d’équipements informatiques ni même au recrutement de personnels qualifiés. Elle implique aussi des changements organisationnels. Or, la montée en puissance du marketing dans la distribution s’est heurtée (et se heurte encore souvent) à deux obstacles organisationnels majeurs.
Le premier réside de le manque de légitimité du marketing « technologique, intellectuel » dans des entreprises marquées par une culture du pragmatisme, du bon sens et du terrain. Il y a une croyance profondément ancré dans le monde de la distribution. C’est celle selon laquelle le seul marketing qui vaille est celui qui se fait au contact des clients, chaque jour dans les magasins. L’espérance de vie d’un directeur du marketing dans une grande entreprise de distribution est courte, surtout s’il n’est pas issu du sérail et qu’il souffre d’un déficit de légitimité dans l’entreprise.
Le second obstacle réside dans le fait qu’une véritable montée en puissance du marketing, et plus généralement la mise en place d’une véritable orientation-client, remettrait en cause les pouvoirs établis dans les organisations. Le pouvoir est aujourd’hui concentré dans les centrales d’achat et dans les magasins. La montée en puissance du marketing se ferait ainsi nécessairement en affaiblissant des pouvoirs solidement établis, qui disposent généralement d’une forte capacité de résistance au changement.
Les péripéties à la tête de Carrefour illustrent la difficulté à opérer cette montée en compétence et ce basculement vers l’orientation-client. En mai 2011, Carrefour se séparait de James McCann, son directeur exécutif France, venus seulement 15 mois plus tôt, du fameux Tesco, ce groupe modèle en matière de marketing de la distribution. Il a été remplacé par un homme du sérail, qui a fait toute sa carrière chez Carrefour. En février 2012, c’est au tour de Lars Olofsson, le PDG de Carrefour, d’être invité à prendre le chemin de la sortie. Homme de marketing, ayant fait l’essentiel de sa carrière chez Nestlé, Olofsson n’aura pas réussi à changer la culture de l’entreprise et à imposer sa légitimité. De manière significative, il est remplacé par Georges Plassat, un pur produit de la distribution, qui a dirigé les groupes Casino et Vivarte.
Une véritable montée en compétence en matière de marketing ne passera probablement pas par la création ex-nihilo d’une puissante direction du marketing où seraient concentrées des compétences techniques de haut vol. Eu égard à la réalité de ce que sont les grandes entreprises de la distribution, une approche plus réaliste consiste probablement dans le fait d’insuffler la culture du marketing à tous les niveaux, de manière plus diffuse, au niveau central comme sur le terrain, en misant sur la transversalité, en combinant pragmatisme et technicité…
A l’heure où les comportements et attentes des consommateurs semblent évoluer de manière accélérée, où la création de nouveaux concepts commerciaux fait émerger un commerce de précision qui mine la viabilité des formats généralistes issus de la précédente révolution commerciale, à l’heure où l’internet impose des stratégies multicanales et de nouvelles formes de relations avec les clients... la compétence marketing est appelée à n’en point douter à constituer une pierre angulaire de la redéfinition du métier de commerçant. La dynamique concurrentielle dans le secteur de la distribution sera ainsi très probablement fortement marquée par le différentiel d’efficacité des groupes concurrents dans le processus de montée en compétence en matière de marketing. La diversité des modes de gouvernance d’entreprises que l’on observe dans la grande distribution sera-t-telle un élément discriminant dans la capacité à réformer les modes de pensées et les structures organisationnelles afin d’être en mesure aborder de manière proactive la nouvelle révolution commerciale ? Il est sans doute trop tôt pour répondre à cette question. A ce jour, la gouvernance financiarisée semble devoir être plus un obstacle qu’un atout.
Philippe Moati, La distribution au défi de la relation client, une vidéo Xerfi Canal