Dans le prolongement de l'émission Service Public (France Inter) de ce matin (podcaster), quelques éléments pour aller plus loin.
"Cette question semble avant tout relever du domaine individuel, ne serait-ce que parce que chacun à sa manière à soi de définir le bonheur. Nous devrions être capables d’évaluer le plaisir ou l’utilité que nous retirons de notre consommation. Si nous nous comportons comme l’homo oeconimicus rationnel des économistes, nous devons cesser de consommer toujours plus à mesure que l’utilité que nous en tirons ne suffit plus à compenser la peine que nous nous donnons à gagner l’argent nécessaire pour acheter. Et pourtant… La question du lien entre la consommation et le « bonheur », depuis une quinzaine d’années, est l’objet de travaux scientifiques, de la part de psychologues mais aussi d’économistes, qui parviennent à des résultats étonnants…
Le constat
Au départ, il y a ce "paradoxe du bonheur" mis en évidence de façon empirique pour la première fois, par l’économiste Richard Easterlin au milieu des années 1970 : l'accroissement de la richesse n'entraîne pas nécessairement celui du bonheur des populations. Le constat d'Easterlin a été depuis maintes fois reproduit, à partir d'autres sources, pour d'autres périodes et pour d'autres pays. Plus précisément, la littérature a fait émerger trois faits stylisés :
- dans un pays donné, à un moment donné, il existe bien une corrélation robuste entre le niveau de revenu des individus et le sentiment subjectif de bonheur : les individus les plus riches se déclarent, en moyenne, plus heureux que les plus pauvres ;
- en comparaison internationale, la relation entre revenu et bonheur est très imparfaite : les pays pauvres (au moins au-delà d'un certain seuil de revenu par habitant) ne sont pas systématiquement moins heureux que les pays riches ;
- la progression à moyen et long terme du revenu d'une même population ou d'un même panel d'individus ne s'accompagne pas d'une élévation du sentiment de bonheur[1].
Ces constats empiriques sont, bien sûr, sujets à discussion. Tout d’abord, ils ne doivent pas conduire à remettre en cause les aspirations des plus défavorisés à disposer de plus de pouvoir d’achat. Une étude récente de l’INSEE[2] montre clairement, pour la France d’aujourd’hui, que les populations à faible revenu sont nettement désavantagées sur la plupart des dimensions associées à la « qualité de vie » (les conditions de vie matérielles, bien sûr, mais aussi la santé, l’éducation, les contacts avec les autres…). Ensuite, quelle valeur accorder à l'auto-évaluation par les personnes interrogées de leur niveau de "bonheur" au travers de réponses à une question fermée ? L'échelle du sentiment de bonheur dans ces enquêtes étant limitée et fixe (généralement une échelle à 4, 7 ou 10 niveaux), alors que la croissance du revenu n'est pas bornée, il est sans doute partiellement normal que la croissance du sentiment de bonheur ne soit pas parallèle à la croissance du revenu...
Les résultats obtenus sont cependant suffisamment forts et récurrents pour conduire à une remise en cause d'un postulat souvent implicite de l’analyse économique : l'assimilation de la croissance de la consommation et de celle du bien-être. Les travaux des psychologues vont dans le même sens[3] : les individus les plus « accros » à la consommation ne sont pas les plus heureux. Au contraire… ils affichent davantage de symptômes d’anxiété, sont soumis à un risque plus grand de dépression, consomment davantage d’alcool et de tranquillisants… Bref, ce serait surtout les gens « malheureux » qui tenteraient de trouver une échappatoire (illusoire) dans la consommation.
La mise en lumière du paradoxe du bonheur a été au point de départ d'un axe de recherche en plein développement cherchant à en expliciter les dessous et à mettre en lumière les déterminants du sentiment de bonheur.
Les explications
Deux mécanismes principaux ont été mis en avant pour rendre compte du paradoxe du bonheur.
L’effet d’adaptation
Le premier, qualifié de mécanisme d'adaptation, renvoie à l’idée que le gain d'utilité provoqué par un surcroît de consommation est éphémère. Il est destiné à s'estomper avec le temps alors que cette consommation s'intègre à la normalité. L'utilité associée à une nouvelle consommation serait en quelque sorte "consumée" par l'usage, rongée par sa banalisation. A la frustration suscitée par l'envie de ce qu'on n’a pas, succède la déception de l'avoir enfin. La fameuse oscillation entre la souffrance et l’ennui de Schopenhauer…
La conséquence de ce mécanisme d'adaptation est que la persistance d'un surcroît d'utilité exige une croissance continue de la consommation. Le contenu croissant en technologie des biens consommés par les ménages, qui les condamne à une obsolescence rapide, ainsi que la généralisation des phénomènes de modes, tendent à accélérer ce processus de « consumation » de l'utilité et constituent un moteur supplémentaire de la fuite en avant dans la consommation pour contrebalancer l'inévitable déception et tenter de maintenir un niveau de bien-être constant.
L’effet de comparaison
Le second mécanisme à la base du paradoxe du bonheur résiderait dans la dimension sociale de la consommation. L'utilité tirée de la consommation d'un bien ou d'un service dépendrait autant du niveau absolu de cette consommation que de son niveau relatif, par rapport à l'ensemble de la population ou par rapport à un groupe social de référence ou d'appartenance. On retrouve ici l'idée ancienne du caractère ostentatoire de certaines consommations. La consommation des populations les plus riches produirait des externalités négatives vis-à-vis des plus pauvres en provocant l'élévation de leurs aspirations en termes de niveau de revenu. Symétriquement, en accédant progressivement aux consommations jusque-là réservées aux plus riches, les populations les moins aisées réduiraient pour les premiers l'utilité qui leur était associée. Comme l'écrit Binswanger [2006], "afficher son statut par la consommation ostentatoire est un processus dynamique dans lequel des efforts continuels sont requis pour simplement maintenir le statut actuel dans le futur" (p. 3). Cette idée d'une utilité de la consommation qui se nourrirait d'une logique de distinction se trouve aujourd'hui contestée par certains sociologues qui mettent en avant la complexification de la stratification sociale et la montée d'une consommation individualiste et hédoniste. Par exemple, la vitesse à laquelle se diffusent aujourd'hui les nouveaux biens remet en cause une approche sociale de la consommation fondée principalement sur les classes de revenus. Il n'en demeure pas moins que le fait de ne pouvoir accéder aux mêmes niveaux de qualité est source de nouvelles déceptions alors que rester en marge d'un processus de diffusion rapide est générateur de frustrations.
Si la croissance de la consommation ne suffit à assurer l’amélioration du bien-être de la population, quelles autres dimensions conviendrait-il de prendre pour cible des politiques publiques ? La littérature sur le bonheur s'est attachée à mettre en évidence les déterminants du sentiment subjectif de bien-être.
Qu’est-ce qui rend réellement heureux ?
Le caractère déceptif de la consommation ne toucherait pas avec la même intensité l'ensemble des biens et services, mais serait variable selon le degré d'exposition de ces derniers aux mécanismes d'adaptation et de comparaison. L’intensité du sentiment de bonheur serait ainsi moins liée au niveau de la consommation qu’à sa composition.
Certaines consommations rendent plus heureux que d’autres…
Selon A. Hirschman [1983], l'adaptation serait particulièrement forte pour ce qui concerne la consommation de biens durables, victimes de la banalisation de leur usage une fois passée l'excitation de l'achat, du déballage et de la mise en route. L'intuition d'Hirschman est sans doute particulièrement pertinente dans le contexte de "l'après 30 glorieuses" dans lequel l'acquisition d'une grande part des biens durables est entrée dans une optique de renouvellement, permettant d'entretenir un confort matériel d'ores et déjà acquis pour l'essentiel. D'où, sans doute, l’engouement pour les nouveaux biens d'équipement issus des nouvelles technologies, associés à un réveil de l’excitation associé à l’achat. Mais, là aussi, le soufflet du plaisir est susceptible de retomber bien vite. Nombre de ces nouveaux produits répondent (plus efficacement, avec des fonctionnalités supplémentaires) à des fonctions ou des unités de besoin qui étaient déjà satisfaites au moyen de biens d'équipement préexistants (le lecteur de DVD vs le magnétoscope, le lecteur MP3 vs le baladeur à cassettes...). En outre, la pleine jouissance de ces nouveaux équipements requiert bien souvent l'apprentissage, quelquefois long et complexe, de leur usage et ainsi que du temps disponible pour les utiliser. Il y a là aussi des gisements potentiels de déception.
Scitovsky [1976] a proposé d'opérer une distinction entre confort et plaisir. Certaines consommations visent principalement à réduire un sentiment de gêne ou de manque (l'alimentation face à la faim, les vêtements face au froid...), alors que d'autres font vivre des sensations ou des émotions (la cuisine recherchée, les produits culturels...). Les premières, particulièrement sensibles au mécanisme d'adaptation, seraient déceptives, alors que les secondes auraient un effet plus durable sur le bien-être. L’intuition de Scitovsky semble aujourd’hui trouver un certain écho dans l’essor du marché des biens et services producteurs d’ « expériences » (le home-cinéma, les produits alimentaires du terroir, les loisirs créatifs, les parcs d’attraction, les restaurants à thème…).
Hirsch [1976] et Frank [1985] mettent en avant la distinction entre les biens ostentatoires et les autres, les premiers échouant à contribuer durablement au bonheur d'individus engagés dans une escalade de consommation stérile.
Le bonheur est ailleurs
Comme le laisse percevoir la thèse de Scitovski, les déterminants du sentiment de bonheur ne résident pas exclusivement dans la nature de la consommation marchande. L'économie du bonheur s'est ainsi attachée à mettre en évidence, au moyen de régressions économétriques sur données d'enquête, différents registres interférant avec la manière dont les individus évaluent l'existence qu'ils mènent. Les principaux registres mis en évidence de manière récurrente portent sur la santé, le fait de disposer d'un emploi, l'épanouissement au travail, le sentiment de sécurité, la vie de famille (le fait de vivre en couple, d'avoir des enfants), le réseau de sociabilité, la confiance que l’on peut accorder aux autres, le temps disponible pour les loisirs... mais aussi l'adhésion à des valeurs, le fait de se fixer des objectifs à atteindre... Ces différents registres, qui échappent largement à la consommation, auraient la faculté d'exercer un effet durable sur le sentiment de bonheur. Or, l’enchaînement « travailleur plus, pour gagner plus »… pour consommer plus ! peut avoir pour contrepartie, à l’échelle individuelle, de réduire le temps de loisir, d’augmenter le stress au travail… bref de sacrifier certains des registres dont les effets sur le sentiment de bonheur sont plus durables que la consommation. A l’échelle collective, l’organisation sociale qui s’est construite autour de du capitalisme contemporain, au travers par exemple de l’injonction à la mobilité professionnelle (y compris géographique), de l’augmentation de l’insécurité économique, de la promotion des valeurs de compétition… a généré une dégradation de la situation sur un certain nombre de registres « porteurs » qui a pu contrebalance les gains éventuels associés à davantage de consommation.
La limite d’un modèle ?
Peut-être aussi faut-il pointer les conséquences d’un certain marketing et, plus généralement d’un fonctionnement des marchés de consommation plus porté sur la stimulation de l’envie d’acheter que réellement soucieux d’apporter aux individus une consommation « utile » (quel que soit le contenu que chacun veut mettre dans ce terme).
Les chercheurs en marketing distinguent judicieusement deux sources d’utilité associées à l’acte de consommation. La première est contenue dans les biens et services achetés et extraite au cours de leur consommation, dans leur usage ; elle est directement issue des « effets utiles » de toutes sortes de ce que nous consommons. La seconde, qualifiée d’utilité transactionnelle, est tirée de l’acte d’achat lui-même, au moment de la transaction. Pour inciter à l’achat, les « vendeurs » (producteurs et distributeurs) exploitent ces deux sources d’utilité. Elles ne sont pourtant vraisemblablement pas équivalentes sur le plan de la contribution au bonheur des consommateurs. On peut faire l’hypothèse que l’utilité transactionnelle ne génère qu’un supplément de bonheur à la fois limité et éphémère. Pire, elle peut conduire à une consommation déceptive. Pour le comprendre, précisons la manière dont se construit l’utilité transactionnelle. Il s’agit donc de l’utilité retirée du simple fait d’acheter, à la limite indépendamment de l’utilité attendue de la consommation de ce qui est acquis. Les « vendeurs » activent deux leviers principaux de création d’utilité transactionnelle. La premier est le registre de la « bonne affaire » : soldes, promotions, ventes flash, ventes privées… La bonne affaire incite à acheter à un moment non planifié un article non anticipé. Elle crée la satisfaction d’avoir « acheter malin », d’avoir le sentiment de faire des économies… mais peut créer la déception d’avoir acheté ce dont on n’avait pas vraiment besoin, d’avoir opté pour un modèle ne correspondant pas exactement à l’usage recherché… Le second levier consiste à développement la dimension expérientielle de l’acte d’achat, à créer par l’aménagement du point de vente, la mise en valeur des produits… les conditions psychologiques d’un « achat plaisir » au cours duquel la rationalité économique du consommateur (évaluation des produits et des prix, comparaison des offres concurrentes…) est désamorcée au profit d’un achat d’impulsion, d’un « fun shopping ». La déception de se retrouver avec un produit finalement peu « utile », éventuellement acheté trop cher, peut se doubler de la culpabilité d’avoir céder à l’impulsion et d’avoir engagé une dépense non planifiée.
Dans le capitalisme contemporain, davantage porté sur l’achat que sur la consommation, l’utilité transactionnelle est particulièrement travaillée par les vendeurs. Le développement du marketing sensoriel et expérientiel se conjugue aux effets plus immédiats de la surenchère en matière de promotions en tous genres pour renforcer l’efficacité sur cette manière de stimuler l’envie. Avec pour effet collatéral le renforcement de la dimension déceptive de la consommation.
De tout cela, il semble que les consommateurs en soient de plus en plus conscients, même si c’est souvent de manière confuse. L’observation des comportements de consommation se conjuguent aux résultats d’enquêtes récentes pour indiquer la présence d’une fissure, de l’amorce d’une certaine prise de distance par rapport au modèle de consommation actuel. Cette prise de distance est encouragée par le renouveau du discours sur les « dégâts du progrès », avec en particulier l’avancée de la prise de conscience des conséquences environnementales de notre modèle de consommation. Si pour une avant-garde militante, cette prise de distance est clairement formulée, s’appuie sur un discours critique, et s’accompagne souvent de l’idée de consommer moins, la grande majorité de la population ne semble pas disposer à tourner la page de l’hyperconsommation. Elle aspire simplement à « consommer autrement », à « consommer mieux ». Elle envoie ainsi un message important aux « vendeurs » : l’urgence de s’atteler à la construction d’un modèle de consommation qui ne vise pas seulement à écouler des marchandises, mais qui se soucie d’abord de contribuer au bien-être de chacun.
Philippe Moati
www.philippe-moati.com
Pour aller plus loin :
ALBOUY V., GODEFROY P., LOLLIVIER S. [2010], “Une mesure de la qualité de vie”, in INSEE, France, Portrait social, pp. 99-114.
KASSER T. [2002], The High Price of Materialism, Bradford Book, MIT Press, London, Cambridge.
LAYARD R. [2007], Le prix du bonheur. Leçons d'une science nouvelle, Armand Collin, Paris.
STIGLITZ J.E., SEN A., FITOUSSI J.-P. [2009], Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi.
La vidéo de ma conférence sur le sujet, donnée en 2008 dans le cadre de l’université d’été de GS1.
[1] Dans le cas de la France, l'indice de satisfaction à l'égard de la vie menée élaboré par la Commission européenne s'établissait à 2,9 en 1973, l'année de sa mise en place, soit quasiment le même niveau que celui relevé fin 2005. Entre temps, la consommation des ménages a quasiment doublé en volume.
[2] Albouy et al. [2010].
[3] Voir en particulier les travaux de Tim Kasser [2002].