Les équipes de Carrefour ont donc rendu leur copie. L’ouverture fin août des deux « Carrefour Planet » d’Écully et de Vénissieux est la première manifestation visible du plan « réinventer l’hypermarché pour enchanter nos clients » lancé en 2009 par le numéro deux mondial de la distribution. La presse s’en est fait largement l’écho (assurant ainsi une belle promotion à l’enseigne…). Pour une visite en vidéo et en photos, je vous renvoie vers l’excellent site d’Olivier Dauvers, qui consacre sa dernière Vidéo Grande Conso à l’évènement.
Si c’est Carrefour qui se trouve aujourd’hui sous le feu des projecteurs, les autres groupes d’hypermarchés ne sont pas inactifs. Auchan a lancé cette annéePriba, un concept d’hypermarché hard-discount, et teste à Vélizy une nouvelle formule d’hyper qui a beaucoup en commun avec la mouture Carrefour Planet. Géant n’en finit pas de remettre à l’ouvrage son nouveau concept lancé à Clermont-Ferrand en 2007 et approfondi à Pessac en 2008, et dont on peut voir une forme très aboutie au sein d’un centre commercial Odysseum de Montpellier. Mais pourquoi donc s’échiner à « réinventer l’hypermarché » ?
Parce que l’hypermarché va mal. Certes, rien de catastrophique. Les fermetures en chaîne de son pas à l’ordre de jour, et la faillite des grands acteurs du secteur moins encore. Il s’agit d’un mouvement de lente mais significative érosion des parts de marché. Cette érosion est observée sur le cœur de métier qu’est l’alimentaire, même si la situation sur ce front s’est depuis peu quelque peu améliorée. Mais l’érosion est également perceptible – et parfois très significativement – dans le non-alimentaire. L’habillement, l’électroménager, les produits culturels… sont particulièrement touchés, sans parler du bricolage ou des articles de sport où les hypers, depuis plusieurs années déjà, ont jeté l’éponge.
Comment en est-on arrivé là ? Et, les contrefeux allumés et qui se manifestent notamment par le lancement de nouvelles formules seront-ils en mesure d’endiguer la tendance ?
La première explication de cette érosion est à rechercher du côté de l'épuisement du potentiel de croissance d'un format qui, désormais, assure un maillage serré du territoire national. Le corollaire de la dynamique des parts de marché est le très sensible ralentissement de la croissance du parc de points de vente, dont l'essentiel est, depuis plusieurs années déjà, assuré par la transformation de supermarchés en hypermarchés. SI cette première explication peut expliquer le ralentissement de la croissance, elle ne suffit pas à rendre compte de la tendance à la perte de parts de marché.
Un autre faisceau d'explications du recul des hypers tient au déphasage qui s'est progressivement affirmé entre les caractéristiques du format et un certain nombre d'évolutions sociétales.
Sur le plan démographique, la réduction de la taille des ménages et le vieillissement de la population (responsable, selon l’INSEE, d'environ la moitié de la réduction de la taille des ménages) réduit la portée des atouts du format en matière de massification des achats. Le couple bi-actif avec deux enfants, habitant en périphérie et se déplaçant en automobile, s’il existe toujours, n’est plus hégémonique dans le profil sociodémographique des consommateurs.
Sur un plan plus immatériel, l'hypermarché a en son temps incarné la modernité, l’abondance matérielle pour chacun (après des années de pénurie), le bonheur dans la consommation. Les consommateurs d’aujourd’hui ne sont pas sensibles aux mêmes imaginaires. L’hyper a perdu de sa magie. Il est au contraire de plus en plus perçu comme inhumain, peu confortable, et poussant à la dépense, voie au gaspillage. Bref, pour beaucoup, le fréquenter est désormais perçu comme s’inscrivant de la logique de la corvée, une corvée que l’on cherche à éviter en développant d’autres stratégies d’approvisionnement (ce qui profite, notamment, au e-commerce).
La flambée du prix de l’essence intervenue en 2007-2008, si l’on en croit les distributeurs eux-mêmes, aurait révélé un autre talon d’Achille de l’hyper : le coût tendanciellement croissant de la mobilité automobile, que les consommateurs intégreraient dans le calcul du prix des courses, conduirait à des arbitrages favorisant les formes de vente de proximité.
Mais le mal est sans doute plus profond encore. L'hypermarché éprouve des difficultés à passer « de la distribution de masse au commerce de précision », pour reprendre l’heureuse expression de Jean-Charles Naouri, le patron du groupe Casino. L’hypermarché est la figure emblématique de la distribution de masse qui a émergé au début des « trente glorieuses », dans le contexte d’une économie « fordienne » et d’une société « moderne ». La formule s’est bâtie autour de l’idée de satisfaire au meilleur prix les besoins en produits standardisés d’une classe moyenne alors en rapide croissance démographique et économique, et constituant une clientèle très homogène sur le plan des attentes et des comportements. Depuis, la société a considérablement changé et la structure sociale s’est complexifiée. Il existe encore – et il existera toujours – une classe moyenne, au sens de l’échelle des revenus. Mais sur le plan sociologique, le passage à une société de personnes, a conduit à une formidable différenciation des valeurs, des modes de pensée, des registres d’action, des imaginaires, des aspirations… et au final des attentes et des comportements de consommation. Continuer de cibler la fameuse ménagère de moins de 50 ans, qui a pu être dans le passé la figure exprimant les attentes de millions de consommateurs, revient aujourd’hui à ne s’adresser qu’à un segment de marché. Le grand défi que le commerce affronte depuis plusieurs années déjà est de réussir à s’adapter à cette hétérogénéité de la demande, et de créer ainsi un commerce de précision. Archétype de la distribution de masse, l’hyper est doublement handicapé dans cette transition : 1) par l’inertie mentale qui, classiquement, caractérise des entreprises ayant connu une croissance spectaculaire par l’application rigoureuse d’un modèle économique et qui occupent une position de leader sur leur marché et 2) parce que la massification est au cœur du modèle économique, et que la taille des points de vente n’autorise pas de choisir ses clients, d’adopter de partis pris différenciateur permettant de capter la préférence de cibles précisément définies au risque de perdre la clientèle d’autres catégories de consommateurs. L’hyper souffre donc de la concurrence multiforme des concepts misant sur la segmentation/différenciation, qui proposent une offre commerciale répondant avec plus de pertinence à la spécificité de chaque type d'attentes. Par exemple, dans l’alimentaire, le hard-discount a ainsi réussi à capter la clientèle des hypers la plus sensible aux prix. Mais, l'évasion s'opère également en direction des enseignes de produits bio, des concepts positionnés sur la praticité, des enseignes exploitant le registre de la gourmandise ou celui de la fraicheur... Le même phénomène explique le recul des hypers sur la plupart des grandes familles de produits non-alimentaires : les grandes enseignes de l'habillement (Zara, H&M, Etam, Un jour Ailleurs, Jenyfer...), chacune en labourant un périmètre qui lui est propre, assurent collectivement un traitement intensif du marché qui met en difficulté l'offre "holistique" des hypermarchés. Les hypermarchés sont ainsi confrontés au défi du délicat passage du "plaire à tous" au "plaire à chacun"…
Un temps sous-estimée, la crise de l'hyper est désormais prise au sérieux par les groupes de la distribution alimentaire qui, chacun à sa manière, réfléchissent à la manière de relancer la dynamique du format et procèdent à des expérimentations. La persistance de la dégradation des performances, couplée au rajeunissement des équipes, a fini par venir à bout de l’inertie mentale. Le démarche lancée par Carrefour en 2009 et dont les magasins de la région de Lyon sont donc un premier aboutissement se déploie autour de 5 axes : passer de courses pénibles à des courses plaisir, enrichir le service commercial, développer les rayons de produits frais, animer le point de vente, et affirmer une vocation de spécialiste sur chaque catégorie de produits traités. De son côté, Auchan afin de "réenchanter l'hyper", a défini un ensemble de 14 "partis pris d'enseigne" sur lequel le groupe a décidé de concentrer ses efforts pour affirmer son identité, répondre aux attentes des clients tout en se différenciant. Les origines du mal semblent donc avoir été comprises.
La réforme de l’hyper emprunte deux voies principales. La première consiste dans la mise en œuvre de ce que nous avons proposé d’appeler la « stratégie du couteau suisse ». Elle consiste à tenter de répondre à la diversité des attentes, au sein même du point de vente, en jouant sur la composition des assortiments, en créant des zones spécifiques visant tel ou tel type de clients, telle ou telle catégorie d’attentes. Auchan a été l'un des premiers à expérimenter cette stratégie à grande échelle par l'implantation d'espaces "self- discount" au sein de ses magasins afin de répondre aux attentes des clients les plus sensibles au prix et d’enrayer leur évasion vers le hard-discount. L’hyper Géant d’Odysseum comporte en son sein, implanté dès l’entrée du magasin, un espace bio, un « shop in the shop » permettant de capter la clientèle sensible à cet univers de consommation en leur offrant un accès facile aux produits recherchés sans avoir à parcourir l’ensemble de la grande surface. De la même manière se multiplient les espaces hallal et casher, les rayons habillement se déclinent par style…
Une seconde voie d'adaptation consiste à mettre fin au caractère très homogène du format, en créant différents concepts d'hypermarchés faisant entrer le format à son tour dans une logique de segmentation/différenciation. Là encore, Auchan est fer de lance : une distance considérable sépare la nouvelle mouture de l'hyper de Vélizy - très centrée sur le choix, le confort d'achat, l'animation... - et la nouvelle enseigne, Priba, qui s'efforce d'adapter le concept hard-discount à l'hypermarché. A ce titre, il semble douteux que le Carrefour Planet devienne le modèle vers lequel serait appelé à converger l’ensemble des hypers Carrefour. L’étape suivante de la stratégie de Carrefour pourrait être le lancement d’un autre concept d’hyper, sans doute davantage centré sur le prix bas.
A ce jour, ces différentes voies d'adaptation n'ont pas encore suffi à retourner la tendance à l'érosion des parts de marché, tout au moins dans le non-alimentaire. Le recul manque pour juger réellement de leur pertinence et, plus généralement, du caractère "réformable" de l'hyper. En tout état de cause, certains groupes de la grande distribution alimentaire ont commencé à réduire la voilure, principalement en diminuant la surface de points de vente de grande taille, préférant à un maigre rendement au m2 des revenus élevés issus de la location des surfaces ainsi libérées. C'est le non-alimentaire qui est alors sacrifié, avec une réduction importante de la surface accordée aux rayons souffrant du plus faible rendement. Il est sans doute significatif que l’énergie des groupes de distribution alimentaire au cours des dernières années se soit très largement porté vers la création et le déploiement de concepts de proximité (U Express, Chez Jean, Carrefour City…). La modernité semble définitivement avoir changé de bord.