Interview pour Libération.fr du vendredi 14 octobre 2011. Pour une lecture directe sur le site de Libération (et l'accès aux commentaires) : cliquer ici.
Economiste spécialiste de la consommation et du commerce, Philippe Moati explique les nouvelles annonces décevantes du groupe Carrefour.
Comment expliquer les mauvais résultats de Carrefour?
La première cause me semble commune à tout le secteur de la grande distribution: il s'agit du déclin du format hypermarché. Les raisons en sont multiples. Selon moi, cette formule héritée des Trente glorieuses, basée sur la distribution de masse, est de moins en moins en phase avec la société, qui a plutôt tendance à se démassifier. Ça faisait rêver autrefois, beaucoup moins aujourd'hui. Les formats en vogue sont désormais ceux qui s'adaptent aux consommateurs. Or Carrefour est un groupe beaucoup plus centré sur l'hypermarché que ses concurrents, notamment sur les grands hypermarchés, qui sont les plus en difficulté.
Il y a-t-il des raisons plus directement liées à la gouvernance du groupe?
Il y a sans doute un problème d'organisation. Tous les groupes de distribution cherchent le bon dosage entre centralisation et décentralisation. La décentralisation permet de mieux «sentir» les choses sur le terrain. En même temps, il y a aussi le besoin de piloter les choses d'en haut, avec une centrale d'achat, une communication nationale... Ces dernières années, Carrefour a plutôt joué la centralisation. Par exemple après la fusion avec le groupe Promodes en 1999, les enseignes Champion, etc. sont devenues Carrefour Market, Carrefour City... Là aussi, on est dans la culture de la massification. Alors que les concurrents qui marquent des points sont des groupements d'indépendants dynamiques, comme Leclerc. A un moment où il faut être agile et réactif, Carrefour manque d'énergie entrepreneuriale.
D'après les syndicats, les impératifs financiers prennent de plus en plus de place dans la gestion du groupe.
Les actionnaires de Carrefour, Bernard Arnault et le fonds Colony, ne sont pas là parce qu'ils aiment le commerce. Ce n'est pas la famille Mulliez à Auchan. Ils sont là pour faire de l'argent, et rapidement. Or dans les périodes de mutation comme celle-ci, une machine aussi complexe que Carrefour demande du temps. Le dernier directeur pour la France n'est resté qu'un an et demi. Les multiples revirements de stratégie de la direction désorientent les salariés, il devient difficile de les mobiliser autour d'un projet d'entreprise. Il faut quand même reconnaître des mérites à Carrefour. Le concept Carrefour Planet est sans doute le plus audacieux qu'on ait vu dans le secteur jusqu'à maintenant.
Carrefour souffre également d'une mauvaise image-prix...
C'est vrai par rapport à un concurrent comme Leclerc. Alors qu'en période de crise, la sensibilité des consommateurs à ce critère se renforce. Récemment encore, face à l'augmentation des prix des fournisseurs, les concurrents ont décidé de lisser les hausses de prix, alors que Carrefour les a répercutées d'un seul coup. Certes, cet écart pourrait se justifier par la qualité des produits. Mais la bouteille de soda est la même dans toutes les grandes surfaces. Du coup, Carrefour tente de réduire ses coûts, par exemple en réformant l'organisation des magasins avec l'introduction d'une sorte de taylorisme... au risque de réduire la qualité du service en magasin.
Quel crédit accorder aux rumeurs récurrentes de rachat par l'américain Wal Mart?
Cela fait vingt ans que je travaille sur la consommation et vingt ans que j'entends cette rumeur. C'est un peu un serpent de mer...