3 Subjectivité des représentations et dynamique sectorielle
Au total, ce que nous enseigne la littérature académique est que, face à l’incertitude de l’environnement et à la rationalité limitée des agents, les représentations que les responsables d’entreprise adoptent de leur environnement et de ses évolutions possibles comportent une forte part de subjectivité contribuant à l’observation d’une diversité de stratégies parmi les entreprises d’un même secteur. Cette hétérogénéité intra-sectorielle se trouve cependant plus ou moins contrebalancée par le jeu de mécanismes assurant une certaine convergence à l’intérieur des secteurs dans les manières de percevoir l’environnement, ainsi que dans les modes de pensée et d’action.
La balance entre les forces de divergence et de convergence des représentations est inégale selon les secteurs[1]. DiMaggio et Powell [1983], à la suite de Cyert et March [1963], soutiennent que l’« isomorphisme mimétique » est d’autant plus important que le niveau d’incertitude est élevé : face à l’incertitude, se conformer à des règles collectives revêt un caractère rassurant. Confronté à sa propre ignorance, chaque décideur est en droit de supposer que les autres disposent d’une information qu’il n’a pas et de décider rationnellement de se conformer à leur manière de voir et de faire. En outre, il est sans doute plus confortable de se tromper en même temps que les autres plutôt que tout seul… Malheureusement, les études empiriques manquent pour identifier avec précision les déterminants sectoriels du degré de convergence des représentations. Abrahamson et Hambrick [1997] ont toutefois réussi à mettre en évidence un effet négatif, sur la convergence des champs sur lesquels porte l’attention des managers, de l’importance de leur latitude d’action au sein de leur secteur[2].
Un certain consensus règne dans la littérature académique autour de l’idée que le degré de convergence est plus important dans les secteurs associés à un environnement stable ou à évolution lente (même si ce type d’environnement expose à une moindre incertitude). Plusieurs arguments viennent à l’appui de cette proposition. La stabilité de l’environnement assure la continuité du processus d’apprentissage qui, progressivement, réduit l’incertitude, améliore l’acuité des représentations et fait converger les représentations individuelles en direction de l’état réel de l’environnement. La stabilité de l’environnement favorise par ailleurs la formation et la consolidation des recettes sectorielles qui, en s’institutionnalisant, gagnent en capacité d’influence. Enfin, dans un environnement stable, les firmes dont les performances sont inférieures à celles de leurs concurrents sont incitées, plus encore qu’ailleurs, à s’engager dans un processus d’imitation des leaders.
Que se passe-t-il lorsque l’environnement connait un changement profond ? La littérature insiste sur les facteurs d’inertie qui s’opposent à une adaptation rapide des représentations de l’environnement, préalable au changement stratégique. Le principal facteur d’inertie réside dans la dynamique cumulative qui préside à la formation des cartes mentales qui, tant qu’elles ne sont pas remises en cause, tendent à se renforcer au fil du temps[3]. Le temps renforce la confiance que le décideur place dans ses visions du monde, et s’appuyer sur elles en évitant de s’interroger en permanence sur leur validité économise en rationalité. Une longue période de stabilité au sein d’un secteur est donc susceptible de conduire à la calcification des cartes mentales, de même que l’ancienneté du décideur dans la firme et dans le secteur, voire dans la fonction[4]. Ces cartes mentales, on l’a vu, jouent comme un filtre dans l’acquisition et l’interprétation des signaux émis par l’environnement. Les informations les plus importantes par rapport aux cartes mentales en usage sont celles qui ont le plus de chance d’attirer l’attention ; les autres risquent de demeurer inaperçues, même à supposer que le décideur ait été exposé à elles[5]. Quand bien même seraient-elles perçues, les cartes mentales en usage pourraient conduire à les interpréter de manière erronée[6]. L’acquisition de nouvelles informations se trouve ainsi biaisée en faveur de celles qui confortent les représentations en vigueur.
De nombreux auteurs insistent sur le fait que le risque de rigidification des représentations de l’environnement serait particulièrement élevé dans les entreprises qui ont longtemps connu le succès[7]. Les cas célèbres d’IBM face à l’apparition du PC, ou bien de Polaroïd ou de Kodak face à celle de la photo numérique, fournissent de remarquables illustrations de l’inertie cognitive qui menace les leaders qui ont dominé trop longtemps leur secteur. Une partie de l’explication réside dans le fait que le succès renforce la confiance que les décideurs accordent à leurs croyances et à leur jugement. La perception d’informations susceptibles de démentir ces croyances est à l’origine de dissonances cognitives, dont on sait depuis Festinger [1957] qu’elles activent des mécanismes de défense des représentations en usage. Par la « réfutation », le décideur tend à nier l’information dissonante, ou tout au moins à en minimiser la portée ; par la « rationalisation », il cherche à modifier son contenu ou sa signification afin de la rendre compatible avec son système de pensée.
Si la stabilité de l’environnement tend à favoriser la convergence des cartes mentales à l’intérieur d’un secteur tout en conduisant à leur rigidification, on comprend que ce ne sont pas simplement des entreprises isolées qui peuvent devenir les victimes de l’inertie de leurs représentations mais un secteur dans son ensemble. Là aussi, les exemples de secteurs ayant raté le virage d’une mutation structurelle ne manquent pas[8]. Citons, parmi d’autres, l’industrie horlogère franco-suisse dans les années 1970 qui n’a pas su anticiper l’évolution de la demande mondiale vers des produits bon marché que rendait possible la technologie du quartz[9] ; le secteur français de la fabrication d’articles de sport qui, au tournant des années 1980-1990, n’a pas su percevoir le glissement du marché d’une logique de compétition-performance vers une logique de loisir-mode[10] ; ou plus récemment les majors de la filière musicale qui ont beaucoup tardé à prendre la mesure des conséquences de la dématérialisation du produit sur la structuration de leur activité.
Les représentations sont-elles à ce point rigides qu’elles ne puissent définitivement pas prendre en compte les mutations intervenues dans l’environnement, condamnant par là les entreprises concernées en raison de leur insuffisante capacité d’adaptation ? Évidemment non, car les individus comme les organisations sont dotés de capacités d’apprentissage de nouvelles représentations par évolution de leurs cartes mentales. La littérature académique dans le champ de la théorie de la firme adopte généralement sur ce plan une approche voisine de celle élaborée par Piaget dans celui de la psychologie de l’enfant. L’ajustement des représentations et modes de pensée à l’évolution de l’environnement s’opère à la fois par « assimilation » et par « accommodation ». L’assimilation consiste à interpréter de nouvelles informations sur la base des cartes mentales existantes, quitte – si ces informations se révèlent peu compatibles avec les représentations en vigueur – à procéder, comme on l’a vu, à leur réfutation ou leur rationalisation. Cependant, lorsque la dissonance cognitive (Piaget évoque le « conflit cognitif ») est trop forte, c’est le mécanisme d’accommodation qui entre en jeu. Le décideur tente alors d’ajuster ses structures cognitives afin d’intégrer la nouvelle information dans sa vision du monde. Ce type d’approche a été appliqué à l’étude des organisations, notamment par Argyris et Schön [1978] qui distinguent l’apprentissage organisationnel en « simple boucle » consistant, face à une information dissonante, à corriger à la marge ce qu’ils nomment les « theories in use », de l’organisation de l’apprentissage en « double boucle » qui conduit à la révision de ces « theories in use »[11]. C’est typiquement la persistance de dysfonctionnements, la dégradation durable des performances de l’entreprise, l’incapacité à atteindre les objectifs… qui déclenchent le passage d’un apprentissage en simple boucle à un apprentissage en double boucle, de l’assimilation à l’accommodation…
Évidemment, la capacité de remise en cause de ses représentations par un décideur et, au-delà, par une entreprise, fait intervenir un faisceau de facteurs. La radicalité des changements intervenus dans l’environnement, le nombre, la diversité et la persistance des informations dissonantes favorisent l’apprentissage de nouvelles représentations. A l’inverse le degré d’institutionnalisation des recettes sectorielles constitue un frein. A l’intérieur de l’entreprise, le profil des dirigeants, mais aussi les caractéristiques de l’organisation, l’efficacité des dispositifs mis en œuvre pour appréhender l’environnement (système de veille, d’intelligence économique…), la facilité avec laquelle l’information circule à la fois verticalement (de bas en haut) et verticalement… et plus généralement sa « capacité d’absorption »[12] et ses « compétences dynamiques »[13] interviennent dans la capacité à rompre l’inertie des formes de pensée et à engager l’effort d’adaptation nécessaire. La nature des facteurs à l’œuvre fait que la capacité de remise en cause et d’adaptation est fortement idiosyncrasique et constitue donc une source supplémentaire de diversité intra-sectorielle.
L’inégale capacité des individus et des entreprises à prendre acte des changements intervenant dans l’environnement et des nouvelles menaces et opportunités qui leur sont associées a été identifiée depuis longtemps par la théorie économique comme un facteur influant sur la dynamique des structures. Les économistes de la tradition autrichienne, en dépit de ce qui différencie leurs approches, s’accordent sur l’idée que les individus n’ont pas la même capacité à identifier les potentialités de leur environnement. Mises [1949/1985] distingue ainsi les « hommes ordinaires » des « promoteurs », ces derniers bénéficiant « d’un coup d’œil plus prompt que la foule ». « Ce sont les pionniers qui poussent et font avancer le progrès économique » (p. 169). Schumpeter [1919/1951] distingue quant à lui les « leaders » des « imitateurs ». Les leaders se caractérisent pas un « besoin instinctif de domination » (p. 15) et par leur « excédent d’énergie » (p. 34). Ces leaders sont les acteurs de l’innovation. Pour Kirzner [1979], les individus sont inégaux dans leur capacité à ressentir, anticiper, deviner… et à diriger ces capacités dans le sens d’une action économique. Certains bénéficient d’une plus grande « vigilance entrepreneuriale » qui leur permet de détecter dans l’environnement des opportunités non perçues par les autres. Notons au passage que cette capacité à percevoir ce que les autres ne voient pas peut se rencontrer plus couramment auprès d’acteurs n’appartenant pas au secteur et dont les représentations ne sont donc pas influencées par les « recettes sectorielles ». On pense bien sûr aux entrepreneurs créateurs d’entreprise, mais aussi aux entreprises étrangères du même secteur[14], ou aux entreprises originaires d’autres secteurs d’activité en quête de diversification ou de redéploiement.
Certains acteurs auraient donc cette faculté de percevoir, dans l’environnement (les attentes des clients, le potentiel offert par les technologies, les failles de la règlementation…), des opportunités de mise en œuvre de nouveaux comportements susceptibles d’être porteurs d’un avantage sélectif. Ils introduisent donc la nouveauté au sein du secteur. La dynamique sectorielle passe alors par un processus de diffusion des éléments de nouveauté perçus comme pertinents. Les auteurs autrichiens soulignent en particulier le rôle des comportements d’imitation. Ainsi, les « hommes ordinaires » de Mises, naturellement enclins à suivre des routines, se décident à suivre les « promoteurs » une fois leur succès avéré. Les « imitateurs » de Schumpeter, comme leur nom l’indique, imitent les innovations réussies par les « leaders » et contribuent à l’institutionnalisation de nouvelles représentations. Comme le souligne Spender [1989], la probabilité de diffusion à l’intérieur du secteur des représentations et des comportements innovants est notamment liée à la réputation à l’intérieur du secteur dont bénéficient les acteurs qui en sont à l’origine. Alors qu’un comportement innovant peut passer inaperçu lorsque c’est un nouvel entrant qui l’introduit, il peut rapidement s’imposer comme un nouvel ingrédient des « recettes sectorielles » si c’est un leader ou une entreprise du secteur bénéficiant d’une forte légitimité qui en est à l’origine.
L’approche évolutionniste du changement économique initiée par Nelson et Winter [1982] a fourni un cadre théorique permettant de rendre compte de la manière dont l’hétérogénéité des entreprises sur le plan de leurs représentations, de leurs compétences et, finalement, de leurs comportements interfère avec la dynamique des secteurs d’activité. En conclusion de cette introduction méthodologique, tentons de résumer la vision d’ensemble qui découle de ce cadre, pour ensuite tenter une application au secteur du commerce.
Situons-nous dans le contexte hypothétique d’un secteur qui vient seulement d’émerger, peuplé de nouvelles entreprises sans histoire. Cette collection d’entreprises en concurrence ne constitue pas encore une « communauté ». Les décideurs, qui ne peuvent tabler sur les recettes sectorielles pour les guider, fondent leurs représentations de l’environnement et la définition des stratégies opportunes sur la base de leur jugement, alimenté par l’information perçue. La subjectivité des processus cognitifs à l’œuvre conduit à une diversité de représentations à l’intérieur du secteur, laquelle conduit à son tour à la diversité des stratégies mises en œuvre[15]. Les caractéristiques effectives de l’environnement (les conditions de base du secteur, mais aussi l’ensemble des stratégies suivies par les firmes en concurrence) définissent les caractéristiques du régime de concurrence sur la base duquel sont sanctionnées les différentes stratégies, en fonction de leur degré d’adaptation aux caractéristiques de l’environnement.
Ainsi, les entreprises dirigées par les managers ayant réalisé les perceptions les plus justes et qui ont pu sur cette base élaborer les stratégies les plus adaptées[16], enregistrent les meilleurs résultats en termes de rentabilité et de croissance. Celles dont les stratégies se sont fondées sur des perceptions particulièrement erronées de l’environnement sont sanctionnées : elles ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs, ou même voient leur existence menacée par le niveau de leur rentabilité. Le succès rencontré par les premières (qui se traduit notamment par la croissance de leurs parts de marché) tend à conforter la confiance de leurs dirigeants dans leurs représentations. Leurs cartes mentales se consolident. Les difficultés dans lesquelles se trouvent les secondes jouent comme une invitation pour leurs dirigeants à réviser les leurs. Parmi eux, certains approfondissent la démarche d’observation et d’analyse de l’environnement et en déduisent une représentation révisée. D’autres s’efforcent d’imiter les stratégies des entreprises ayant rencontré le succès. Ainsi, par l’emprise croissante des leaders sur le marché, la mise en œuvre de stratégie d’imitation, la correction progressive des erreurs d’analyse de l’environnement, voire la disparition des entreprises ne parvenant pas à réviser leurs stratégies…, les représentations adoptées par les firmes tendent à s’homogénéiser. Avec le temps, les évènements vécus en commun à l’échelle du secteur, la mobilité du personnel, la multiplication des relations interpersonnelles entre les dirigeants des différentes entreprises, la formation d’organisations professionnelles, la création d’une presse spécialisée… tendent à institutionnaliser ces représentations qui deviennent un élément de connaissance commune à l’échelle du secteur, des « recettes sectorielles ».
Sous réserve d’un environnement relativement stable, le secteur s’installe alors dans un certain régime de croissance. Un régime de croissance peut être défini comme un « ordre », c’est-à-dire un mode de fonctionnement du secteur relativement cohérent, qui se traduit par une certaine permanence de ses principales caractéristiques : ses structures (l’ordre de grandeur du nombre d’entreprises en présence, l’intensité des flux d’entrées et de sorties d’entreprises, leur taille moyenne, leur âge moyen…), les formes de la concurrence dont découlent les « facteurs clés de succès » qui s’imposent aux entreprises, la nature des ressources et des compétences requises pour prospérer dans le secteur, les caractéristiques du ou des modèles économiques appliqués par les firmes, les modes d’organisation les plus couramment adoptés... Le régime de croissance définit donc un cadre dans lequel s’exercent l’activité des entreprises et la dynamique concurrentielle qui les relie. Au régime de concurrence est également associé un ensemble de représentations partagées sur des questions aussi diverses que la nature des attentes des clients, le design des produits, les priorités en matière de développement des technologies, les qualifications à apporter à la main-d’œuvre, les formes d’organisation les plus adaptées à la nature de l’activité…
La convergence des représentations parmi les entreprises du secteur n’est cependant que relative. Malgré les points d’appui collectifs dont ils disposent pour établir leur jugement, les décideurs continuent de mobiliser leur subjectivité dans le processus de décision stratégique. Si les barrières à l’entrée ne sont pas insurmontables, de nouveaux acteurs pénètrent le secteur, souvent avec des représentations originales. Certaines entreprises en place engagent des stratégies d’adaptation davantage fondées sur l’innovation que sur l’imitation… En outre, l’environnement n’est jamais statique. Même sans connaître des ruptures majeures, il est en évolution permanente : les conditions de base ont leur dynamique propre (évolution des attentes des clients, développement des technologies, dynamique des secteurs fournisseurs…) et l’environnement concurrentiel est redéfini en permanence par la mise en œuvre des stratégies d’adaptation et l’arrivée de nouveaux entrants. Les changements qui interviennent dans l’environnement sont une invitation à ajuster en permanence les représentations, ce que les entreprises parviennent à réaliser de manière plus ou moins efficace en fonction du degré de rigidité de leurs cartes mentales… Ainsi, même dans le cadre d’un régime de croissance stabilisé, les structures du secteur ne sont jamais totalement inertes en raison de la dynamique qui nait de l’enchaînement : hétérogénéité stratégique => sélection => stratégies d’adaptation => hétérogénéité stratégique…
Le régime de croissance sectoriel peut se trouver déstabilisé par des mutations de l’environnement : une rupture technologique, une modification majeure du cadre réglementaire, un changement profond intervenant du côté des clients, l’entrée d’un concurrent porteur d’une innovation de rupture… Les recettes perdent de leur efficacité ; les performances des entreprises se dégradent. Le secteur engage alors sa transition vers un nouveau régime de croissance. Ce passage peut cependant rencontrer des résistances. L’inertie des représentations individuelles, alimentée par l’institutionnalisation des recettes sectorielles, s’oppose à la prise de la juste mesure des adaptations qui s’imposent. Les entreprises en place peuvent éprouver de grandes difficultés à mesurer la profondeur des mutations en cours, et tenter de préserver leurs cartes mentales en sous-estimant la portée du changement ou en l’analysant de manière erronée. Les plus promptes à prendre la mesure des mutations, à réviser leurs cartes mentales et à adopter les stratégies d’adaptation qui s’imposent bénéficient d’un avantage sélectif. Les autres assistent à la dégradation de leurs performances et sont menacées de disparition. Des nouveaux entrants, qui n’ont pas d’héritage cognitif à assumer, pénètrent le secteur et contestent la position des firmes en place…
Les difficultés que les entreprises peuvent rencontrer dans leurs tentatives d’adaptation sont, bien sûr, considérablement renforcées lorsque les mutations de l’environnement appellent de nouvelles stratégies qui exigent des compétences que les entreprises du secteur n’ont pas et qui ne sont pas librement accessibles. Les facteurs d’inertie cognitive en jeu dépassent alors le seul champ des représentations de l’environnement pour s’étendre à la problématique de l’apprentissage de nouveaux savoir-faire. Les difficultés auxquelles les entreprises sont confrontées dans leurs tentatives d’acquisition de nouvelles compétences s’ajoutent ainsi à toutes les formes de résistance au changement pour les encourager à tenter de résoudre la dissonance entre les comportements routiniers et les nouvelles représentations des stratégies qui s’imposent par des manœuvres consistant à bloquer le processus concurrentiel, à infléchir le cours de l’évolution de l’environnement.
Les entreprises disposent en la matière d’un vaste répertoire d’actions allant de l’adoption d’une politique de prix prédateurs pour contraindre à la sortie les nouveaux entrants innovants, aux actions collectives (notamment via les organisations professionnelles) visant à influencer le cadre réglementaire ou à promouvoir l’adoption des standards qui leur soient favorables. En règle générale, si un minimum de pression concurrentielle existe à l’intérieur du secteur et si les barrières à l’entrée ne sont pas insurmontables, le secteur finit par basculer vers un nouveau régime de croissance, au terme d’un épisode de crise qui aura plus ou moins profondément déstabilisé les structures du secteur et conduit au renouvellement de sa population d’entreprises. De nouvelles représentations collectives s’institutionnalisent enfin dans des recettes sectorielles redéfinies.
4 Application au secteur du commerce de détail
La révolution commerciale amorcée à la fin des années 1950 a consacré la « grande distribution » comme forme commerciale dominante. A mesure qu’elle étendait son emprise sur le commerce, le secteur entrait dans un nouveau régime de croissance, que nous avons proposé de qualifier d’extensif[17]. Ce régime de croissance est marqué par la prégnance dumodèle économique du discount. A grands traits, rappelons que ce modèle repose sur une proposition de valeur centrée sur le prix bas, qui s’adosse à un back-office tendu vers l’exploitation des effets de dimension à tous les niveaux, et au service d’un modèle de rentabilité fondé sur la vitesse de rotation du capital. De la prégnance de ce modèle économique découlent d’autres dimensions du fonctionnement du secteur associées au régime de croissance extensive : le développement des concepts commerciaux exploités en réseaux de grandes surfaces, la localisation du commerce en périphérie, la conflictualité des relations industrie-commerce…
Le régime de croissance extensive s’appuie sur un ensemble de dispositifs qui fondent et diffusent une culture sectorielle marquant les représentations et les comportements des acteurs du commerce. Si les « inventeurs du commerce moderne » (pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Etienne Thil) présentent des profils biographiques hétérogènes, la plupart sont liés par un fil invisible qui a fortement contribué à l’amorce de la formation de cette culture sectorielle : la fascination pour le modèle de distribution en plein développement dans les États-Unis de l’après-guerre. Cette fascination va les conduire à participer aux « missions de productivité » organisées par le Commissariat Général au Plan pour observer sur le terrain les méthodes américaines. Un peu plus tard, ils se succéderont dans les fameux séminaires donnés par Bernardo Trujillo à la National Cash Register Company. Chatriot et Chessel rappellent que, sur les quelque 13 000 personnes qui ont assisté aux séminaires de Trujillo entre 1957 et 1966, on pouvait compter 2 347 Français[18]… dont la plupart de ceux qui devaient devenir les grandes figures de la distribution hexagonale. Ils allaient fidèlement mettre en application les principes clés martelés par le gourou, et en faire ainsi le socle de la culture sectorielle en construction : le libre-service, le prix bas, le parking et le spectacle.
Ces enseignements ont ensuite été relayés dans les structures de formation (Chatriot et Chessel insistent sur le rôle des stages organisés dans les années 1970 par la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises)), et via l’apparition d’une presse professionnelle spécialisée. Libre Service Actualités (LSA) – appelé à devenir, par son audience au sein du microcosme, une véritable institution sectorielle – est créé en 1958. Ce titre (comme la presse dans son ensemble qui, jusqu’à aujourd’hui, s’intéresse beaucoup aux soubresauts du secteur) va servir de caisse de résonance à la formidable réussite des pionniers de la révolution commerciale. Pour la plupart, il s’agit d’autodidactes partis de rien ou presque. En quelques années seulement, certains vont bâtir des empires. Ils deviennent ainsi l’incarnation du succès, la figure du « self-made man » qui réussit grâce à sa fidélité à ses intuitions et à son acharnement au travail. Pendant longtemps, la culture du secteur a été nourrie du récit de ces réussites individuelles. Dès 1966, Etienne Thil, qui est alors journaliste avant de rejoindre le groupe Carrefour, très proche de Bernardo Trujillo, publie Les inventeurs du commerce moderne, qui glorifie les pionniers et souligne les principes à la base de leur succès. D’autres ouvrages du même type suivront[19] qui partagent de rendre compte du succès de la grande distribution, moins par la rencontre d’un modèle économique et d’une époque, que par le talent visionnaire de grands entrepreneurs et de leur fidélité à des principes fondateurs, parmi lesquels l’idée que le prix bas est la raison d’être du commerce moderne.
La culture sectorielle associée au régime de croissance extensive est également très fortement imprégnée du modèle de la « roue de la distribution », élaboré par le chercheur américain Malcom McNair[20] et popularisé en France dans le milieu professionnel par Etienne Thil[21]. La simplicité de ce modèle, et sa pertinence apparente au vu d’un survol de l’histoire du commerce, expliquent sans doute son succès. Il est régulièrement relayé dans la sphère professionnelle, explicitement ou implicitement, au travers des formations commerciales et de la littérature manageriale[22]. Il renforce la légitimité des représentations et invite les responsables d’enseignes à réagir aux dégradations de leurs résultats par plus de rigueur dans l’application du modèle.
Le régime de croissance extensive manifeste cependant ses premiers signes d’essoufflement dès la fin des années 1980 qui vont conduire à son entrée en crise[23]. Deux séries de facteurs sont à l’origine de cette évolution. La première, endogène au secteur, réside dans la saturation progressive d’un potentiel de croissance basé sur la prise de parts de marchés aux formes de commerce traditionnelles. La seconde renvoie aux mutations de l’environnement économique et social dans lequel le secteur du commerce se trouve encastré. Or, que ce soit sur le plan économique (crise du fordisme et émergence d’une économie post-fordienne) ou sur le plan sociétal (dépassement de la modernité emblématique des Trente Glorieuses), cet environnement amorce dès la fin des années 1960 une phase de mutation profonde qui conduit à la redéfinition d’un certain nombre de conditions de base du secteur du commerce influant sur son régime de croissance. Le modèle du discount, ainsi que les caractéristiques dominantes de l’appareil commercial qui en est issu, apparaissent de plus en plus déphasés par rapport à un environnement économique et social qui invite à une refondation de la manière de satisfaire les besoins des consommateurs. Pourtant, la marche vers un nouveau régime de croissance se révèle longue et laborieuse.
Une des raisons de la lenteur relative de cette entrée dans le nouveau régime de croissance réside probablement dans le fait que le commerce est progressivement devenu un secteur dominé par un nombre relativement restreint de grandes entreprises ayant une forte maîtrise de leur marché. Par contraste, à l'aube des années 1960, le secteur était composé d'une nébuleuse de structures familiales, sans pouvoir de marché ni réelles capacités d'adaptation. En outre, alors que le capitalisme contemporain est marqué par la mondialisation – qui a conduit de nombreux secteurs à la restructuration –, l'internationalisation du commerce de détail est demeurée pendant longtemps modeste. Elle s'est accélérée depuis environ une quinzaine d'années, mais le degré d'ouverture internationale de cette activité demeure limité dans les pays industrialisés par rapport à ce qu'il est dans la grande majorité des autres secteurs de l'économie. Cette spécificité, qui trouve son explication à la fois dans les différences de cadres réglementaires nationaux et dans la persistance de dissemblances significatives dans les habitudes de consommation, a entretenu le caractère oligopolistique du secteur et contribué ainsi à ralentir les mutations.
Cette relative stabilité des structures du secteur a contribué à la calcification de la culture sectorielle. La permanence des organisations professionnelles, l’ancienneté dans le secteur d’un grand nombre de dirigeants, un modèle de gestion des ressources humaines qui fait la part belle à l’ascenseur social mais, du même coup, fait que les dirigeants se recrutent au sein même du microcosme, la mobilité des journalistes et des consultants spécialisés vers les carrières dans les entreprises du secteur… sont des facteurs qui ont activement participé à cette rigidification des cadres de pensée. C’est cette rigidification – confortée par des performances financières qui demeurent pendant longtemps très confortables – qui explique pourquoi les entreprises du secteur ont réagi si souvent aux premières manifestations de remise en cause du régime de croissance extensive par le retour à l’orthodoxie dans l’application du modèle qui avait fait leur succès. C’est ainsi que l’évènement perturbateur qu’a constitué la percée du hard-discount et sa conquête rapide de parts de marché a eu tendance à être analysé comme un nouveau tour de la roue de la distribution. Celui-ci se serait trouvé facilité par la vulnérabilité croissante d’une grande distribution désormais « embourgeoisée » qui, en raison de sa position dominante, aurait pris ses distances vis-à-vis de sa vocation à casser les prix pour développer le choix, le confort d’achat, la « théâtralisation de l’offre »… Cette croyance en la roue de la distribution a contribué à inciter les distributeurs, du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, à concentrer leur énergie stratégique à tenter d’endiguer l’évasion d’une partie de leur clientèle vers le hard-discount, en restaurant la compétitivité-prix de leurs enseignes et/ou en créant de nouveaux concepts commerciaux résolument positionnés sur le prix bas.
De manière générale, les entreprises du secteur ont eu tendance à réagir aux limites de plus en plus manifestes du régime de croissance extensive en s’efforçant…. d’en prolonger le règne[24]. Éprouvant des difficultés à faire le deuil d’une croissance rapide, qui se trouve – rappelons-le – au cœur du régime de croissance extensive[25], leur énergie s’est ainsi longtemps concentrée sur la recherche de nouveaux leviers de croissance. Elles les ont trouvés avec plus ou moins de bonheur dans la diversification de leur activité vers d’autres catégories de produits et de services, les opérations de croissance externe et, surtout, l’internationalisation. La saturation du potentiel de croissance sur le marché national s’est cependant intensifiée au cours du temps, à mesure que se densifiait le maillage du territoire en points de vente et que les contraintes réglementaires pesant sur les ouvertures de nouveaux magasins se durcissaient. Dans un tel contexte, l’apparition avec Internet d’un nouveau circuit de distribution disposant d’avantages distinctifs très marqués constitue bien évidemment un facteur aggravant.
Il semble cependant que le mouvement de révision des représentations partagées au sein du secteur ait connu une accélération à partir des premières années de la décennie 2000. Il est difficile d’identifier avec précision les facteurs à l’origine de cette évolution. L'accélération de l'internationalisation[26], le renouveau de la vente à distance avec l'arrivée de l'Internet, mais aussi l'approfondissement des mutations économiques et sociales, semblent s’être conjugués pour accélérer la prise de conscience de la nécessité d’une adaptation et de l’entrée dans le nouveau régime de croissance. Le renouvellement et le rajeunissement des équipes à la tête des grandes entreprises de distribution, ainsi que le fait que les dirigeants aient de plus en plus fréquemment mené l’essentiel de leur carrière hors du secteur, ont également joué en faveur de la révision du contenu de la culture sectorielle et la remise en cause des modèles établis.
Il est désormais de plus en plus couramment admis que les formes de distribution héritées de la précédente révolution commerciale souffrent de n’avoir pas su suffisamment s’adapter aux évolutions de l’environnement, et en particulier aux comportements de consommation. Ce diagnostic se concentre autour de deux points : la crise de l’hypermarché et, plus globalement, la perte d’attractivité du commerce en grandes surfaces de périphérie au profit du commerce urbain ; de manière plus ténue, la prise de conscience de la nécessité de dépasser une culture du produit afin d’amorcer un mouvement de centrage sur le client fait également son chemin. Ces transformations des représentations sont perceptibles à la fois au plan du discours que tiennent les acteurs et que véhicule la littérature professionnelle, et au travers d’actions conduites par certains professionnels du secteur. Il n’entre pas dans le propos de ce rapport de se livrer à une analyse détaillée de chacun de ces deux points. Nous nous contenterons de procéder par touches impressionnistes.
Au plan du discours, la presse professionnelle commence à se faire l’écho des difficultés de l’hypermarché au début des années 2000, en réaction notamment à la publication des premières statistiques faisant état de l’essoufflement de la dynamique du format. Ainsi, LSA en mai 2002 fait sa une avec « hypermarché : le modèle s’essouffle ». Les statistiques de l’INSEE confirment celles de la Fédération du Commerce et de la Distribution et de Nielsen ou Secodip : depuis plusieurs années, les hypers cèdent du terrain. Une analyse du phénomène est proposée en 2003, alors que LSA célèbre les 40 ans de l’hypermarché. Dans le chapeau de l’article d’ouverture du dossier consacré à l’évènement, on peut lire : « malgré les incertitudes qui pèsent sur ce format désormais mature en France, [les grands acteurs de cette success story] restent sereins pour l’avenir »[27]. Deux facteurs sont mis en avant pour expliquer le tassement de la part de marché des hypermarchés. Conformément aux enseignements de la roue de la distribution, le premier est l’augmentation des marges qui a réduit l’avantage de compétitivité-prix de l’hyper par rapport aux formats concurrents. Gérard Mulliez, le patron-fondateur d’Auchan, s’inscrit dans la rhétorique de la théorie de la roue de la distribution lorsqu’il déclare : « L’hyper de 1963 était un peu le hard-discount d’aujourd’hui et les hypers d’aujourd’hui, par certains côtés, peuvent ressembler aux grands magasins des années 1970 ». Une « certaine lassitude de la clientèle » est désignée comme le second facteur de la perte de dynamisme de l’hyper.
Mais, au total, les responsables interrogés par LSA se veulent rassurants. Ainsi : « Qui menace vraiment l'hyper aujourd'hui ?, interroge par exemple Michel-Édouard Leclerc, le coprésident des centres E. Leclerc. Il représente la forme de distribution la plus performante et la plus fréquentée. C'est vrai que ce format est grignoté à la marge, que les très grands hypers ont moins la cote auprès de certains clients, et que le hard-discount fait un retour en force. Mais ce que perd l'hyper, c'est la partie indue, la partie de son succès pour lequel il n'était pas fait. Dépoter les yaourts à l'unité, par exemple, n'est pas dans sa vocation première ! Quant à la reprise des parts de marché de la proximité en zone urbaine, elle va permettre à l'hyper de revenir à sa vocation initiale de grand distributeur proposant des prix attractifs sur des segments larges.» Et le patron du groupement d’annoncer des objectifs ambitieux de croissance…
Progressivement, la représentation d’une crise profonde de l’hypermarché s’installe. Seule une révision en profondeur du modèle serait de nature à la contrer. Cette accélération de la révision des croyances intervient grosso modo vers le milieu des années 2000. Les entretiens que nous avons réalisés en 2007 auprès de dirigeants d’entreprises de la grande distribution alimentaire, dans le cadre du Contrat d’étude prospective réalisée par le CRÉDOC, ont permis de prendre la mesure des révisions des représentations. En particulier, il est désormais admis que l’hypermarché est un concept qui a atteint une phase avancée de son cycle de vie. Il rencontre des difficultés structurelles d’adaptation à son environnement, qui pèsent durablement sur ses résultats.
Le livre publié par GS1 en 2008[28], construit autour d’entretiens réalisés auprès de patrons d’entreprises de la grande distribution, fournit un précieux point à date des représentations qui dominent alors le microcosme sectoriel. Le diagnostic de l’arrivée à maturité de ce qui est désigné comme le « modèle français » est clairement établi. Pour Serge Papin, PDG de Système U, « le modèle de l’hyper, du grand hyper, est un modèle mature » [29]. « La fréquence des visites et le nombre d’enseignes fréquentées sont en baisse. C’est un phénomène de fond, structurel » ajoute Jean-Français Cherrid, directeur du marketing d’Auchan[30]. Les limites du modèle du discount sont clairement reconnues. « La différence ne se fait pas qu’au travers des prix et des promotions… Il faut apporter autre chose » déclare Gérard Lavinay, directeur organisation, système et supply chain de Carrefour[31]. Dans une section de l’ouvrage intitulée de manière significative « place à la différenciation », les auteurs résument les propos des dirigeants interrogés en identifiant quatre axes stratégiques pensés comme devant structurer l’évolution du secteur pour les 10 années à venir : « le rôle de l’enseigne comme marque, le succès annoncé du format intermédiaire, la multiplication de magasins spécialisés et enfin le développement de services pour mieux servir les consommateurs »[32]. Il est désormais clairement établi que la crise de l’hyper n’est pas que la simple conséquence d’un embourgeoisement ayant porté atteinte à la compétitivité-prix du format.
L’évolution des représentations concernant l’avenir de l’hypermarché est également perceptible au plan des stratégies des acteurs et de leur évolution. Au cours de la première moitié des années 2000, l’énergie des groupes de distribution alimentaire est concentrée sur les moyens de contenir l’évasion de la clientèle vers le hard-discount (mise en place de « nouveaux instruments promotionnels », développement des gammes premier prix…). Puis, le palier observé dans le développement du hard-discount s’ajoute aux marges de manœuvre en matière de politique tarifaire regagnées à l’occasion de la réforme par étapes de la loi Galland pour encourager les distributeurs à déplacer progressivement le centre de gravité de leur stratégie et à rechercher le soutien à la compétitivité de l’hyper au-delà du seul argument du prix. De manière significative, alors que Wal-Mart et les hard-discounters allemands s’étaient érigés comme modèles, les yeux se tournent de plus en plus vers Tesco, le leader de la distribution alimentaire britannique qui fonde sa formidable croissance sur la connaissance de ses clients et la maîtrise des outils de marketing relationnel.
Les états-majors des groupes sont renouvelés, rajeunis, et font entrer en scène des dirigeants provenant d’autres horizons professionnels (industriels, distributeurs étrangers…). Chacune à sa manière, les enseignes ont engagé une réflexion approfondie sur les manières de relancer la dynamique du format et procèdent à des expérimentations. Par exemple, Carrefour a lancé en 2009 un plan de transformation intitulé "réinventer l'hypermarché pour enchanter nos clients" qui se déploie autour de 5 axes : passer de courses pénibles à des courses plaisir, enrichir le service commercial, développer les rayons de produits frais, animer le point de vente, et affirmer une vocation de spécialiste sur chaque catégorie de produits traités. Ce plan a débouché en août 2010 sur l’expérimentation du modèle « Carrefour Planet » dans deux hypers de la région lyonnaise. Les autres enseignes inscrivent leurs réflexions à peu près sur les mêmes axes. De son côté, Auchan afin de "réenchanter l'hyper", a défini un ensemble de 14 "partis pris d'enseigne" sur lequel le groupe a décidé de concentrer ses efforts pour affirmer son identité, répondre aux attentes des clients tout en se différenciant.
La traduction en acte de l’évolution des représentations est également sensible à l’échelle, non pas seulement des enseignes, mais des groupes, au travers du rééquilibrage des priorités entre les formats exploités. Ainsi, ces dernières années ont été riches en création de nouveaux concepts, sur petites ou moyennes surfaces, dits de « proximité » : Monop, Chez Jean, U Express, Carrefour City… Les acteurs qui ont été à l’origine de la précédente révolution commerciale, qui ont inventé le commerce périphérique en grandes surfaces, déploient aujourd’hui une part importante de leur capacité d’innovation et de développement en direction de formats qui semblaient il y a peu encore condamnés. Les dirigeants, dans leurs anticipations de l’avenir du commerce, intègrent de plus en plus les changements intervenus dans l’environnement sociétal : le vieillissement de la population et la réduction tendancielle de la taille des ménages, le coût croissant de la mobilité automobile, la différenciation du rapport que les consommateurs ont au temps, l’évolution des valeurs en faveur de la recherche du lien social, la sensibilité croissante de l’opinion publique aux problématiques du développement durable…, autant de facteurs pensés comme portant atteinte à l’attractivité de l’hyper (et plus généralement du commerce de périphérie en grandes surfaces) et qui réhabilitent le commerce de proximité.
Le repositionnement de l’hypermarché ainsi que le déploiement des nouveaux concepts commerciaux illustrent également une transformation des représentations portant les attentes des consommateurs. En dépit de la concurrence des formules hard-discount et d’une conjoncture du pouvoir d’achat morose, il semble acquis que les attentes des clients ne s’épuisent pas dans la question du prix bas. Les consommateurs sont perçus comme de plus en plus hétérogènes, et exprimant des attentes complexes qui supposent de développer de nouveaux outils et de nouvelles compétences pour les appréhender et tenter d’y répondre. Fonction souvent délaissée au profit des achats, le marketing devient central dans l’organisation des groupes de distribution. Il lui revient de cibler la clientèle, de différencier l’enseigne, et de nourrir avec les clients une relation susceptible de les fidéliser. La figure du client est de plus en plus mobilisée dans le discours des dirigeants et la littérature professionnelle. Simultanément, l’accent est souvent mis sur l’idée que l’offre commerciale, au-delà de l’accès au produit à des prix compétitifs, doit s’enrichir de services : praticité, accessibilité, gain de temps, pertinence des réponses apportées aux problèmes… La dimension servicielle du commerce est, semble-t-il, de plus en plus perçue comme un axe de son évolution.
Les déclarations des dirigeants, les retouches apportées aux formats existants, la création de nouveaux concepts par les acteurs en place ou par de nouveaux entrants… témoignent de la transformation des représentations de ce que le commerce doit être aujourd’hui et, plus encore, ce qu’il devra être demain. Une double question se pose : jusqu’où les représentations associées au régime de croissance intensive ont-elles été remises en cause ? Les « nouvelles » représentations sont-elles suffisamment partagées parmi les acteurs du secteur pour conduire à leur institutionnalisation, et pour en faire le pourvoyeur de « recettes sectorielles » associées à un nouveau régime de croissance ? Répondre à ces questions par la réalisation d’un point à date sur les représentations des acteurs du commerce est précisément l’objectif de l’enquête dont nous allons à présent détailler la méthodologie et les résultats.
[1] Voir les études citées par Abrahamson et Hambrick [1997].
[2] Cette latitude d’action, la marge de manœuvre stratégique dont disposent les managers, est appréhendée au travers d’un certain nombre de caractéristiques du secteur d’activité : l’intensité des contraintes réglementaires, la concentration des structures (en ce qu’elle renforce le degré d’interdépendance stratégique entre les firmes), le pouvoir de négociation des parties prenantes, la différenciabilité des produits, la croissance du marché et l’instabilité de la demande.
[3] Cyert et March [1963].
[4] Miller [1991], Hambrick et al. [1993], Geletkanycz [1997, 2001].
[5] Huff et Huff [1980].
[6] Saldago et al. [2002].
[7] Nystrom et Starbuck [1984], Prahalad et Bettis [1986], Levinthal et March [1993], Hambrick et al. [1993], Geletkanycz [1997]…
[8] Bien entendu, la rigidité des représentations et des modes de pensée est rarement seule en cause. Les mutations de l’environnement appellent généralement un changement stratégique profond impliquant la mobilisation par les entreprises en place de nouvelles compétences qui peuvent se révéler très difficiles à acquérir ou à créer.
[9] Perrin [1993].
[10] Moati [1989].
[11] On trouve également dans la littérature l’opposition entre l’« adaptative learning » et le « generative learning » (voir, par exemple, Santos-Viande et al. [2005]), ou entre les mécanismes d’« accretion » et de « tuning » (Rumelhart et Norman [1978]).
[12] Cohen et Levinthal [1990].
[13] Teece et al. [1997], Pierce et al. [2002].
[14] Si le marché n’est pas totalement intégré, il est très probable que les recettes sectorielles soient différentes. En outre, plusieurs études ont mis en évidence l’influence de la culture nationale sur la cognition des décideurs économiques (voir Geletkanycz et Black [2001] et les références citées dans l'article).
[15] Afin de nous concentrer sur la question des représentations, on admettra que la mise en œuvre des stratégies ne rencontre aucune contrainte du côté des compétences à mobiliser.
[16] Toujours sous l’hypothèse que la stratégie est directement définie par rapport à ce que la perception de l’environnement définit comme souhaitable, sans faire intervenir ce que les compétences de l’entreprise délimitent comme les options stratégiques faisables.
[17] Moati [2001].
[18] Chatriot et Chessel [2006].
[19] Parmi les ouvrages récents, retenons Les grandes voix du commerce, livre d’entretiens publié en 1997 par Claude Sordet, et La Saga du commerce français de Frédéric Carluer-Loussouam et Olivier Dauvers [2004]. Les grandes figures de la naissance de la grande distribution ont également souvent pris la plume pour raconter leur aventure.
[20] McNair [1931, 1958].
[21] Thil [1966].
[22] Là aussi, Etienne Thil a beaucoup contribué à la diffusion de cette théorie au sein du milieu professionnel. La théorie de la roue de la distribution a encore aujourd’hui ses chauds partisans qui continuent à lui assurer une certaine audience dans le microcosme. Voir en particulier les écrits (et les interventions orales) d’Olivier Dauvers, journaliste spécialisé (www.olivierdauvers.fr, Dauvers [2003]).
[23] Pour une analyse approfondie des facteurs à l’origine de la crise du régime de croissance extensive, voir Moati [2001].
[24] Moati [2001].
[25] La croissance rapide a également fortement influencé les politiques en matière de gestion des ressources humaines. Dans le sillage du récit de la réussite des pionniers, les entreprises de la grande distribution ont longtemps pu mobiliser l’énergie de leurs salariés par la perspective d’une carrière rapide en raison de l’efficacité de l’ascenseur social. De fait, le majeure partie de l’encadrement, à la fois dans les magasins et aux sièges, a été occupée par des salariés ayant souvent commencé leur carrière en bas de l’échelle hiérarchique. L’efficacité de la pompe aspirante est cependant directement liée à la vitesse de croissance des entreprises qui définit le rythme auxquels se créent les emplois d’encadrement et les possibilités de promotion. Avec le ralentissement de la croissance, c’est donc l’ascenseur social qui tombe en panne et un levier majeur de mobilisation de la main-d’œuvre qui s’épuise.
[26] On notera que les restructurations les plus lourdes sont souvent intervenues dans les sous-secteurs du commerce qui ont dû faire face à l'entrée de concurrents étrangers innovants : Ikea dans le meuble, Zara et H&M dans l'habillement...
[27] « Les 40 ans de l’hyper », LSA, 29 mai 2003.
[28] Georget et al. [2008].
[29] Georget et al. [2005, p. 18].
[30] Ibid., p. 20.
[31] Ibid, p. 23.
[32] Ibid. p. 35.
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