The Conversation a publié les textes reprenant les propos tenus par les membre du Cercle de l'ObSoCo durant le colloque "Dé-penser la consommation" qui s'est tenu le 26 janvier 2017. Merci à The Conversation, l'ESCP, le master MECI de Paris Diderot, le Ladyss et le groupe La Poste.
Moustic, The Audio Agency, a produit les podcats des contributions. Pour accéder à l'ensemble des podcasts : cliquer ici.
Ci-après ma contribution.
Philippe Moati, Université Paris Diderot – USPC
Consommer autrement, mieux, moins ? Le 26 janvier dernier, L’Obsoco organisait à l’ESCP Europe une journée de réflexion sur le thème « Dé-penser la consommation ». Partenaire de ce colloque, The Conversation publie les différentes interventions des chercheurs participants. Des podcasts du colloque, réalisés par Moustic The Audio Agency, sont à découvrir à la fin de chaque article.
Au cours de la dernière décennie, économistes et psychologues ont été de plus en plus nombreux à se pencher sur les ressorts du bonheur ou, à tout le moins, du « bien-être subjectif ». Ils convergent en général autour de l’idée que, passé un certain seuil, l’accroissement de la richesse à l’échelle d’un pays a, au pire, un effet nul, au mieux, un effet limité sur le sentiment de bien-être de la population.
À cette limite endogène des promesses de la société de consommation s’ajoute avec de plus en plus d’évidence l’impasse écologique à laquelle mène la logique du « toujours plus ».
Faut-il pour autant rejeter en bloc la consommation et promouvoir la frugalité ?
Deux façons d’envisager le bonheur
Outre qu’elle reviendrait à négliger le rôle de la consommation dans le circuit économique, la radicalité d’une telle posture pêche par son manque de nuance.
Toutes les consommations ne se valent pas, tant sur le plan de la contribution au bien-être individuel que sur celui de l’impact environnemental et sociétal. Sur ce dernier point, l’écoconception, l’agriculture bio ou « raisonnée », les circuits courts, l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité… sont autant de pistes qui montrent la voie d’une « bonne » consommation.
Sur la capacité de la consommation à contribuer au bien-être individuel, les travaux précurseurs de l’économiste Tibor Scitovsky invitent à penser que, si certaines consommations échouent à produire un surcroît de bien-être subjectif durable, d’autres ont la faculté de contribuer à l’épanouissement des personnes.
Les travaux de recherche récents, reprenant les termes d’un débat qui opposait déjà les philosophes antiques, insistent sur la distinction qu’il convient d’opérer entre deux approches du bonheur. Le bonheur « hédonique » réside dans la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines. C’est celui-ci qui, dans son rapport à la consommation, semble être voué à la saturation dès lors qu’un certain niveau de vie a déjà été atteint et qui condamne à une fuite en avant dans le « toujours plus » pour tenter d’entretenir la flamme.
Le bonheur « eudémonique », lui, passerait par la découverte et le développement par chacun de son « daimon », c’est-à-dire de sa nature profonde, de ses dispositions, de ses talents, de ses goûts. Autrement dit, un bonheur qui passe par la réalisation personnelle, le développement de soi, le sens donné à la vie. Cette approche humaniste du bonheur – qui n’exclut pas le plaisir hédonique – ouvre des perspectives intéressantes pour dessiner les contours d’une « bonne » consommation.
Le souci de l’expérience
Les marques et les enseignes qui œuvrent sur les marchés de la consommation ressentent de plus en plus clairement les limites d’un modèle, issu du capitalisme industriel, qui repose avant tout sur l’« avoir ». Leur engagement dans des approches « expérientielles » témoigne d’une certaine prise conscience de l’intérêt de déplacer le centre de gravité de la relation marchande de l’« avoir » à l’« être ».
Autrement dit, ne pas se contenter de « faire la vente », mais se soucier de faire vivre au client une « expérience », c’est-à-dire un moment valorisé, parfois mémorable, contribuant à transformer la personne. Ce souci de l’expérience ne doit pas se limiter – comme c’est malheureusement trop souvent le cas – à l’expérience d’achat, dans le but de stimuler le désir d’acheter.
Il doit s’étendre à l’expérience de consommation, c’est-à-dire aux moments où le client s’efforce de jouir des effets utiles potentiellement contenus dans son achat. Il reste encore énormément à faire dans cette direction, notamment en centrant la relation commerciale sur la coproduction avec le client de solutions à des problèmes ciblés. Cette perspective est d’autant plus attrayante que, en mettant l’accent sur la finalité de la consommation plus que sur les moyens matériels permettant de l’atteindre, on entrevoit des business models (tels que l’économie de la fonctionnalité) dans lesquels la rentabilité dépend des économies en ressources naturelles.
Exprimer ses facultés
Le psychanalyste Erich Fromm, dès 1976 dans Avoir ou être, mettait en avant que le « mode être » se caractérise par le fait d’être en activité, d’employer « les pouvoirs humains », d’exprimer ses facultés. Autrement dit, « être » passe par « faire ».
Le bien-être eudémonique découlerait ainsi de l’engagement dans des activités qui mobilisent les compétences et les talents de la personne qui en tire alors à la fois la satisfaction de l’exploitation de ses potentialités et le développement de ses compétences par l’usage.
Le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi est à l’origine d’un vaste ensemble d’études qui se sont attachées à définir les caractéristiques des activités susceptibles de produire un état de « flow », c’est-à-dire un état mental marqué par une absorption de l’individu dans l’activité, générateur d’un sentiment de plénitude, et dont il ressort grandi. L’expérience du flow et des bénéfices sur la structuration du soi peut se vivre dans l’exercice de l’activité professionnelle.
De fait, eu égard à l’importance de la part de la vie qui est consacrée au travail et au rôle des identités professionnelles dans la construction et l’image de soi, ce qui se « fait » au travail est essentiel. Mais, plus proche des problématiques de consommation, l’état de flow et, plus généralement le bien-être eudémonique seraient souvent le produit des activités de loisirs.
Comment ne pas être frappé par l’engouement croissant des populations des pays riches pour les activités qui impliquent de « faire » : à l’essor déjà ancien des pratiques sportives et artistiques s’est plus récemment ajouté l’engouement pour le bricolage, le jardinage, la cuisine, la couture, les loisirs créatifs, la création d’objets… Comme si les individus, désorientés face à un monde déboussolé, cherchaient dans le « faire » une forme de consolidation de leur identité, un sentiment d’autonomie, une réponse à leur quête de sens et, bien souvent, des opportunités de lien social authentique fondé sur des centres d’intérêt partagés.
Avec l’Observatoire du faire lancé par l’ObSoCo en 2016, nous avons voulu en savoir plus, à la fois sur le degré et les formes d’engagement des Français dans le « faire » et sur ses effets sur le bien-être. 24 activités de loisirs actifs ont ainsi été passées au crible. Elles partagent de conduire les pratiquants à produire un résultat : un artefact physique (bricolage, jardinage, fabrication/restauration d’objets…), une performance (sports, théâtre, danse…), une « œuvre » (création musicale sur ordinateur, arts graphiques, écriture…)…
Des activités qui contribuent au bien-être
Trois résultats principaux émergent des données recueillies.
Premièrement, les Français sont massivement investis dans le « faire ». Pas moins de 93 % des quelque 5000 personnes interrogées ont pratiqué au moins occasionnellement l’une des 24 activités étudiées au cours des 12 derniers mois. Parmi elles, 85 % (soit 79 % de la population totale) se déclarent « passionnées » par l’une au moins des activités pratiquées.
Deuxièmement, le degré d’engagement des individus dans le « faire » (appréhendé par le nombre d’activités pratiquées et la fréquence de la pratique, le niveau d’effort ressenti durant la pratique, le niveau autoévalué des compétences mobilisées…) est positivement corrélé à la fois au degré de satisfaction exprimée par les individus à l’égard de leur existence, à une mesure du niveau général de bien-être eudémonique, ainsi qu’au niveau de bien-être psychologique.
Troisièmement, les activités de loisirs actifs sont inégales dans leur capacité à contribuer au bien-être. Les plus performantes sur ce point sont celles qui répondent à des motivations intrinsèques (pratiquée davantage pour elle-même davantage que pour le résultat qui en est attendu), qui impliquent la créativité du pratiquant et qui lui permettent d’enrichir sa vie sociale. Mais plus encore, c’est le niveau d’investissement consenti par la personne dans l’activité qui détermine le niveau des gratifications qui en est issu.
Des gratifications et des efforts
Ces résultats soulèvent un paradoxe : pourquoi le « faire », en dépit de ses effets bénéfiques, n’apparaît-il pas de manière générale comme une priorité dans la manière dont les individus allouent leur temps ? Pas seulement le partage entre temps de travail et de temps de loisirs, mais aussi entre les différentes activités de loisir.
Par exemple, pourquoi consacrons-nous en moyenne 3h40 par jour à regarder la télévision (soit plus de 40 % du temps non contraint), alors qu’il a été montré qu’il s’agit d’une activité conduisant souvent à l’apathie et qui est négativement corrélée au sentiment subjectif de bien-être ?
Une partie de l’explication réside sans doute dans le fait que les gratifications issues du « faire » réclament un investissement préalable dans des compétences de base, dont l’apprentissage, parfois ingrat, réclame un effort. La valeur consumériste du plaisir facile et immédiat s’oppose à l’engagement de l’effort susceptible de déboucher le cercle vertueux qui lie les gratifications retirées de l’activité à un surcroît d’investissement. Il est effectivement plus facile, surtout après une dure journée de travail, de s’affaler devant sa télévision que d’apprendre à jouer du violon…
Il y a donc un enjeu de politique publique associé à la promotion du « faire ». L’Observatoire du faire confirme que c’est souvent durant l’enfance que se font les premiers pas vers des activités qui peuvent donner du sens à une vie entière. Il convient donc de réfléchir aux moyens de multiplier les occasions de contact, à tous les âges de la vie, avec des activités susceptibles de révéler à chacun ses goûts et ses dispositions.
Se préparer à l’avenir
Et si la puissance de séduction de marketing s’exerçait au profit de la promotion du « faire » ?
Selon nos estimations, le marché du « faire » (matériel, fourniture, services…) s’élève à environ 95 milliards d’euros, soit deux fois plus que le marché de l’habillement et de la chaussure. Certaines grandes entreprises se sont déjà (re-)positionnées dans cette direction, dans le bricolage et la décoration, le jardinage, la cuisine ou les loisirs créatifs, notamment.
Elles se soucient alors de promouvoir des produits simples à utiliser ; elles ont compris l’importance d’accompagner leurs clients dans l’apprentissage des compétences de base, par la production de didacticiels, la diffusion de vidéos, l’organisation des cours. Les plus hardies accompagnent leurs clients dans la pratique en leur donnant accès aux infrastructures et équipements nécessaires (voir les Décathlon Villages ou le TechShop de Leroy Merlin) ou prennent part à l’animation de communautés de pratiquants. Les médias commencent aussi à percevoir les attentes latentes en la matière qui, de Top Chef, à The Voice en passant les Prodiges ou _ À vos pinceaux _ valorisent la pratique amateur.
Orienter le modèle de consommation de l’« avoir » vers le « faire » serait de nature remettre la consommation au service des bien-être. C’est sans doute aussi une manière de nous préparer à ce que l’avenir, peut-être, nous prépare.
L’Observatoire du faire montre sur les personnes les plus engagées dans le « faire » sont aussi les moins sensibles aux valeurs matérialistes ; si « faire » est associé à des consommations marchandes qui pourraient devenir des relais de la croissance économique, ses adeptes sont naturellement plus disposés à un mode de vie plus frugal que la crise écologique risque de nous imposer.
De même, si les prévisions de destructions d’emplois massives liées au déploiement de la robotisation et de l’intelligence artificielle devaient s’avérer, la place du travail dans la structuration des sociétés occidentales devra être révisée. Quel usage sera fait alors du temps disponible si le « mode avoir » continue de dominer le « mode être » ? Les adeptes du « faire », eux, sauront quoi faire du temps libéré.
Philippe Moati, Professeur en sciences économiques, Université Paris Diderot – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.